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Un combat fratricide entre deux cousins à Penhars

Le mercredi 1er octobre 2008, par Pierrick Chuto

Venant de dire la messe devant une nombreuse assistance, le recteur François Balanant sort sur le parvis de l’église Sainte-Claire, la nouvelle église du bourg de Penhars, commune rurale limitrophe de Quimper. Son vicaire, René Conq est déjà sur le placitre et tente de séparer deux groupes qui s’apostrophent. Les injures où se mêlent breton et français pleuvent et les coups ne sauraient tarder.

Il fait bien froid ce dimanche 4 février 1906 et les autres paroissiens ont déjà quitté les lieux ou se sont réfugiés dans les cabarets proches. Ils sont fatigués de ces querelles vaines et continuelles entre les deux coqs du bourg et leurs partisans respectifs.

Jusqu’où Auguste et Jean-Louis iront-ils dans cette détestation ? Pourquoi et comment en sont-ils arrivés là ? Ils portent le même nom de famille : Chuto, sont originaires du bourg de Guengat et ont chacun épousé une fille de Penhars.

Auguste Chuto est un homme de petite taille (1m 61). Il est le plus souvent habillé d’un long vêtement qui lui donne la lointaine apparence d’un ecclésiastique.

Son grand-père, Pierre « Auguste » Chuto a régné sans partage sur Guengat pendant 25 ans [1]. D’un premier mariage avec Marie Louise Le Cornec de Ploaré, il a eu un fils Pierre. Veuf, il s’est remarié avec Marie Catherine Le Friant, du manoir de Saint-Alouarn en Guengat. Né de ce second mariage, son fils Jean-Louis, mort de la variole en 1871 à 39 ans, a laissé une veuve Marie Cornic et 5 enfants dont le dernier, Auguste, est né le 27 mars 1869.

Très tôt, Auguste rêve d’être prêtre et de faire la chasse aux hérétiques, comme il aime à le dire. A 14 ans, il entre au petit séminaire de Pont-Croix. Son niveau d’études à sa sortie en fin de classe de rhétorique est moyen et ne lui permet pas d’envisager sans difficultés l’admission au grand séminaire. Qu’importe ! Il sera un célibataire laïc « au service de Dieu et du triomphe de l’église ». Mais son service militaire achevé, il rencontre Marie Josèphe Thomas de Kerviel en Penhars.

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Photo de mariage Auguste Chuto et Marie Josèphe Thomas

La promise lui convient, le parti est intéressant et, sans oublier sa « fiancée mystique », il fait le grand pas le 7 octobre 1894.
Peu enclin à travailler la terre, il laisse sa belle mère Marie-Anne veuve Thomas née Cosmao [2]. gérer le domaine avec sept domestiques. A la naissance de leur premier fils, René, sa femme est handicapée à la suite d’une phlébite mal soignée. Très croyante, elle soutient son mari dans sa croisade contre « les mauvaises doctrines et les opinions séditieuses ».

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Ferme de Kerviel.1898.
Debout (à gauche) : Auguste Chuto. Devant lui : sa femme, Marie Josèphe Thomas. Sur les genoux : leur fils René.
A Côté : sa belle Mère : Marie Anne Cosmao.

On aura compris qu’Auguste Chuto n’est pas un personnage facile. Il rêve d’un grand destin au service de la foi.

Jean-Louis Chuto est à l’opposé de son cousin Auguste. Il est également le petit-fils de Pierre Auguste et le fils de Pierre, que celui-ci a eu avec sa première femme. Pierre est mort fin 1870 pendant la terrible épidémie de variole. Jean-Louis, né à Ty Moullec (Guengat) le 16 août 1863, est le dernier d’une lignée de 7 enfants. Sa mère, Jeanne Nedelec, lui a assuré une éducation convenable au collège de Quimper.

A la mort du patriarche Pierre Auguste en 1882, il a fallu faire le partage et les héritiers du premier lit se sont sentis lésés. Le fossé s’est creusé entre les deux branches. Auguste et Jean-Louis, sans trop savoir pourquoi, sont devenus cousins ennemis.

Jean-Louis est un grand jeune homme bien mince le 3 septembre 1892 lorsqu’il se marie avec Marie-Renée Le Floch, agricultrice à Prateyer, dans le quartier du Moulin-Vert à Penhars [3]. Il prend vite de l’assurance et quelque embonpoint. Jean-Louis aime la bonne vie, le cabaret où l’on refait le monde jusqu’à ce que Françoise Corre, la tenancière, lui dise de retourner voir sa belle. Marie Renée, une maîtresse femme, lui donne sept enfants et s’efforce d’être présente à ses côtés.

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Photo de mariage Jean-Louis Chuto et Marie Renée Le Floch

Il y a longtemps que l’on n’ose plus se moquer du très long nez de Jean Louis. Sa facilité à s’exprimer en fait un meneur d’hommes. Il a suivi de très loin le partage des biens de son grand-père mais il n’a jamais apprécié la morgue de ses cousins qui se targuent d’habiter le manoir de Saint-Alouarn, qui n’est plus qu’un vieille bâtisse malmenée par le temps et les hommes.

Ironie du sort, les deux cousins sont proposés par le conseil municipal de Penhars pour les postes de répartiteurs des impôts pour l’année 1895. Ils sont tous les deux élus pour la première fois et sur une liste commune au Conseil Municipal le 6 mai 1900. Sur 245 votants, Jean Louis obtient 240 suffrages et Auguste 239. Hervé Le Floch est élu maire.

Déjà Auguste rêve de cette fonction. Son beau-père, Louis-René Thomas l’a assumée de 1867 à 1879, année de sa mort. Il préfère oublier le père de celui-ci, un autre Louis-René qui a été révoqué par le préfet en 1860 : « incapable et enclin à l’ivrognerie » A Guengat son frère Jean-Louis est également maire.

Depuis 1898, Auguste est trésorier du bureau des Marguilliers, qui gère l’église paroissiale au sein du Conseil du Fabrique. Il a de nombreux partisans mais également beaucoup d’ennemis qui le trouvent trop sectaire.Il ne cache pas sa sympathie pour les monarchistes. La préfecture le considère comme un réactionnaire [4]. Le maire de Penhars est un républicain ami du député Louis Hémon.

Jean-Louis quant à lui est un républicain qui a rejoint le parti radical de gauche.

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Photo prise au cimetière sur la tombe du député Georges Le Bail.
Le Député anticlérical Georges Le Bail est enterré au cimetière St Marc de Quimper à quelques travées de son vieil ennemi Auguste Chuto…

Le député de la deuxième circonscription de Quimper, Georges Le Bail, écrit malicieusement que « M. Chuto n’ayant pu devenir un ministre de Dieu a tenu à rester un soldat de l’église militante. Nul ne s’est agité plus que lui au cours de l’application de la loi sur les congrégations ». C’est le président du Conseil, M. Combes, ministre de l’intérieur et des cultes, qui met en œuvre une politique qui provoque l’expulsion des congrégations religieuses en 1902. Waldeck Rousseau, chef du gouvernement, les soumet à autorisation légale. Près de 2500 écoles hors la loi vont devoir fermer.
Combes interdit aux prêtres l’usage du breton en chaire et au catéchisme. S’ils passent outre ils sont privés de leur traitement. Même si le gouvernement fait quelque peu machine arrière, le mal est fait et le fossé se creuse entre les républicains avancés et les modérés qui ont tendance à se rapprocher des réactionnaires.

Jean-Louis n’a pas compris cette décision. Croyant et bretonnant, il a conscience que les masses rurales tiennent avant tout à leur religion menacée.

Auguste est appelé partout pour prêcher en breton, en français et il y mêle, réminiscence de ses études classiques, quelques expressions latines. Peu importe que le député Le Bail écrive que « le compère Chuto, ce drôle de petit homme, est à un génie de l’éloquence ce que le pistolet est au canon » Sa voix est quelque peu nasillarde et blanche mais il croit tellement à ce qu’il dit que lorsqu’il compare le ministre Combes à un « démon vomi par l’enfer », la salle tout entière crie : « A bas Combes ». Emporté par le succès, Auguste n’hésite pas à poursuivre : « Il eût mieux valu pour lui qu’il ne fût jamais né ou qu’on lui eût attaché une meule de moulin au cou pour le précipiter au fond de la mer où les crocodiles (sic) l’eussent dévoré ». Auguste maltraite autant l’histoire naturelle que les républicains.

Il ne fait aucun cadeau à son cousin Jean-Louis qui bien plus modestement tisse sa toile. Aux élections municipales du 1er mai 1904, Auguste est réélu de justesse avec 174 voix. Jean-Louis a su convaincre 299 électeurs sur 334 votants. Auguste n’a pu faire campagne. Son second fils, Louis, est né le 5 avril. Il a été ondoyé [5] le jour même et on a cru qu’il ne survivrait pas. On préfère à Penhars le Jean-Louis débonnaire, ou qui du moins veut le faire croire, à l’Auguste honnête et droit qui ne peut comprendre qu’on ne soit pas de son avis et qui ne dissimule pas son intransigeance.

Le 5 juin 1904, les deux cousins sont désignés par le Conseil Municipal pour siéger à la commission administrative d’assistance médicale gratuite.

Le 9 décembre 1905, la Chambre à majorité anticléricale vote la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Seuls 3 députés finistériens sur 10 votent pour (dont Le Bail). La République assure la liberté des consciences mais ne subventionne plus aucun culte.

Pour Auguste c’est l’apocalypse. Il imagine déjà les « prêtres chassés bientôt des églises et condamnés à dire la messe dans des granges, des mourants qui ne recevront plus les consolations suprêmes. La France va devenir la victime d’une seconde terreur aussi sanglante que la première ».

Jean Louis et ses amis radicaux tentent d’expliquer au recteur Balanant qu’il ne faut pas s’alarmer, que des solutions seront trouvées pour que les fidèles puissent toujours croire en leur Dieu. Mais le cœur n’y est plus et l’immense majorité de la population soutient Auguste lorsqu’il lutte contre les inventaires dès janvier 1906. L’Etat, dans la logique de sa loi, décide de faire l’inventaire de toutes les églises. Son intention est de savoir ce qu’elles contiennent avant de les rendre aux cultes et non de les prendre. Mais il explique bien mal ses projets et la révolte gronde. L’Etat veut spolier l’Eglise de France.

Auguste est de tous les inventaires. Au milieu d’une foule menaçante, il tente de s’opposer à l’ouverture de la cathédrale de Quimper le lundi 29 janvier 1906. L’inspecteur pratique l’inventaire sans entrer dans l’église qui, dès 10 heures, est remplie d’une foule de fidèles partageant un même sentiment de douloureuse indignation. Le lendemain c’est au tour de l’église Saint-Mathieu où, pendant que le receveur des Domaines inventorie la sacristie, le chant des cantiques alterne avec la récitation du chapelet. A Pluguffan il faut la présence de 45 gendarmes pour maintenir l’ordre. A Penhars, Auguste désespéré ne peut empêcher le crochetage de la porte. Quand elle s’ouvre, un cri d’indignation part de toutes les poitrines et bien des larmes coulent. Auguste à Langolen soutient l’abbé Piedoye. Celui-ci, conduit en prison, est libéré au bout de 15 jours. Il est ramené en triomphe dans sa paroisse. « La semaine religieuse » écrit que « le vaillant Chuto et ses amis ont été le chercher à la porte de la prison. Gloire à eux ».

Marie-Josèphe ne voit plus beaucoup son époux. Il est partout et crie victoire lorsque les forces de l’ordre doivent reculer et reporter l’inventaire. Tous les soirs, il l’informe des événements dramatiques ou heureux de la journée et elle frémit lorsqu’Auguste lui raconte qu’à Plogonnec le 16 mars, les villageois surexcités après une nuit de garde devant l’église ont crié : « Vive la religion, vive la liberté, à bas Le Bail, Le Bail [6] à l’eau » .

Au domicile de Jean-Louis, l’ambiance est bien différente. Il voit avec déplaisir monter la popularité de son cousin et craint que le député radical, Georges Le Bail, ne soit pas réélu le 6 mai 1906. Henri de Beauchef de Servigny, un réactionnaire qui se dit républicain libéral d’après la préfecture, a été battu de peu en 1902 et les deux rivaux, avocats de profession, vont s’affronter de nouveau pour la deuxième circonscription de Quimper.

Auguste a pris la parole au Guilvinec le 5 janvier 1906 lors d’une réunion de la ligue patriotique des dames françaises. Il a exhorté l’assistance féminine (qui n’a pas le droit de vote) à être dans leur foyer des avocates, des conseillères de leurs maris.

« M. de Servigny est l’homme qu’il nous faut. Son concurrent, vous le nommerai-je ? C’est le voleur, le loup dévorant, que vous connaissez bien, le loup revêtu de la peau de mouton. Unissons nos efforts et avec l’aide de Dieu (deus adjuvet) nous triompherons. »

« Le loup dévorant », Georges Le Bail, écrit : « Après ces longues tirades bourrées de rhétorique anthropophage, il ne restait plus qu’à dire amen, ce que dut faire plus d’une dame dans l’assistance ».

Malgré les efforts d’Auguste et de nombreux agriculteurs et commerçants, après des élections plus que mouvementées où la troupe doit empêcher les pillages d’urnes et autres exactions, Georges Le Bail, le candidat des pêcheurs auxquels il a promis la lune, l’emporte de peu.

Encore un point pour le radical Jean-Louis Chuto.

Auguste n’y comprend plus rien. Le scélérat, l’antéchrist, celui qui a voté pour la loi de séparation tant honnie des catholiques, est plébiscité. « Les francs-maçons vont s’emparer bientôt des nos églises désaffectées. »

Le dimanche 15 juillet 1906, Auguste Chuto, « l’orateur breton bien connu », fait un grand discours devant 2000 jeunes à Notre-Dame de Kerinec à Poullan et, salué par les acclamations de la foule, prend la parole « en langue celtique » : « La secte hideuse de la franc-maçonnerie a juré de déchristianiser la France…Enhardis par leurs succès, ils ne vont pas s’arrêter là. Les vies qu’ils ont brisées, les larmes qu’ils ont fait verser n’ont pas suffi à assouvir leur haine. »

Jean-Louis lit le discours en intégralité dans la « Semaine religieuse ». Où s’arrêtera son terrible cousin ? Ne l’a-t-il pas récemment comparé à un franc-maçon ? Auguste va trop loin. Jean-Louis sait que le Conseil de l’enseignement primaire souhaite implanter une nouvelle école de garçons et de filles dans le quartier du Moulin Vert. Il y possède des terres et pourrait ainsi vendre à un bon prix quelques dizaines d’ares. Dès février 1907, le Conseil Municipal demande de surseoir à la création d’une nouvelle école en attendant que les écoles communales actuelles du bourg soient combles. Auguste ne veut pas d’une nouvelle « école du diable [7] ». De plus il est hors de question que son cousin en profite pour s’enrichir. Cette lutte va durer jusqu’en 1912.

Avant les élections du 3 mai 1908, un rapport de la direction de la sûreté nationale indique qu’il est à craindre que le maire Le Floch ne puisse garder son poste et qu’une liste réactionnaire pourrait être élue. La campagne fait rage entre les deux listes en présence. Auguste obtient 245 voix et Jean-Louis 184 seulement. Hervé Le Floch prétexte son grand âge (67 ans) pour ne pas être réélu. Il se sent bien seul dans cette assemblée. Mais malgré son refus d’accepter sa victoire aux deux premiers tours, il est réélu au troisième. Auguste obtient les voix de trois conseillers. Nouvelle désillusion. Ses colistiers apprécient ses combats mais ils ne semblent pas vouloir de lui comme maire. Il est aussi battu pour le poste de premier adjoint par Jean-Louis : 9 à 7.

Le 12 juillet Hervé Le Floch démissionne. Le 1er septembre Jean-Louis obtient au premier tour 7 voix, Auguste 4. Au deuxième tour, Jean-Louis est élu maire. Le Floch accepte le poste de 1er adjoint. La préfecture est satisfaite du nouveau maire qu’elle qualifie de « républicain de gauche marchant avec l’administration ».

Auguste ne désespère pas et va maintenant attaquer sur le terrain de l’école du Moulin Vert. Il est absent à la séance extraordinaire du Conseil Municipal le mardi 5 janvier 1905. Certains conseillers n’auraient pas été prévenus de l’ordre du jour. Jean-Louis veut faire voter l’achat de son terrain de 32 ares au prix de 4 francs le m2 pour construire l’école. Les conseillers présents hésitent. Que va dire Auguste Chuto s’ils acceptent ? Le président de séance, l’adjoint Le Floch, ne parvient pas à faire voter pour le projet du maire qui s’est retiré.

Il signe cependant un extrait du registre des délibérations le même jour. L’acquisition est dite acceptée par le Conseil. Trois exemplaires parviennent à la préfecture dès le 16 janvier. Devant la colère d’Auguste, Jean-Louis fait signer le 24 février 9 conseillers sans leur dire ce dont il s’agit. Il commet cependant une erreur de taille : deux d’entre eux étaient absents le 9 janvier. Auguste et 9 autres membres demandent solennellement par courrier du 21 avril adressé au maire la convocation du Conseil. Celui-ci ne répond pas. Auguste fait écrire deux courriers au préfet, l’un par M. Cornic, l’autre par messieurs Hamon et Le Cœur pour demander l’annulation de la délibération du 5 janvier. Le préfet qui veut absolument cette école donne raison au maire.

Auguste ne s’avoue pas vaincu. A la réunion du 31 août, l’ordre du jour est la location d’une chambre à M. Le Bosser, cabaretier au bourg, pour servir de mairie avant la construction d’un nouvel édifice. Jean-Louis ne veut pas revenir sur l’achat du terrain. La séance terminée, Auguste et les 7 autres conseillers tiennent une réunion au cabaret. Auguste est élu président de séance et, de son écriture extrêmement petite, dresse sur le registre officiel un réquisitoire implacable contre les manœuvres du maire.

Jean-Louis, intéressé à la question, s’est retiré et l’adjoint l’a suivi. A grands renforts de « considérant que », Auguste et 6 conseillers sur 7 présents demandent de dire que la « soit-disant délibération du 5 janvier n’a jamais existé » et que le procès-verbal est un faux. Ils réclament la création d’une commission qui examinera les différentes propositions faites à la commune pour l’achat d’un terrain à un prix inférieur.

Le maire dès le lendemain barre d’un trait rageur cette délibération officieuse. Il prévient le préfet, qui en demande copie. Auguste la recopie et la signe : « le président A. Chuto ». Il précise qu’il n’a pu l’envoyer avant le 6 novembre, le maire ayant refusé qu’il en prenne copie.

Jean-Louis l’adresse également mais sans la signature d’Auguste. Dans un courrier il précise : « cette délibération n’en est pas une. Je ne crois pas devoir exécuter les nombreuses considérations dont la forme et le ton édifient suffisamment. J’ajouterai simplement que s’il s’était agi de fonder à Penhars une école congrégationniste [8], nous n’aurions pas rencontré toutes ces misérables difficultés ».

Au Conseil du 18 novembre le maire insiste et fait une fois de plus remarquer que le Moulin Vert est distant de 4 kilomètres du bourg et qu’il est impossible aux enfants de faire ce long trajet sous la pluie ou par le froid et qu’en conséquence plusieurs familles ne peuvent donner à leurs enfants l’instruction nécessaire exigée par la loi. Le Conseil n’en démord pas et, considérant que le maire a agi sans leur consentement, 7 conseillers sur 9 décident de surseoir à toute nouvelle étude de la question jusqu’à ce que la préfecture ait statué sur la délibération du 31 août qui a eu pour résultat le vote à la majorité des présents de l’annulation de la délibération du 5 janvier.

Le préfet perd patience et par courrier du 8 décembre il rappelle que la décision a été prise d’office par un arrêté ministériel du 11 décembre 1907. « Une plus longue discussion ne peut avoir qu’un but : retarder ou empêcher la création d’écoles dans ce quartier très populeux de la commune ». Il a, par arrêté, rejeté la demande d’annulation de la délibération du 5 janvier. « Comment l’auteur de ce document (Auguste) peut-il feindre de l’ignorer ? »

Le préfet reprend la procédure d’office. Le Conseil n’est pas intimidé et rejette une fois de plus par 8 voix contre 4 le projet le 30 novembre 1910. Les enfants du quartier du Moulin Vert affrontent toujours le mauvais temps et les 8 kilomètres quotidiens pour aller s’instruire.

Il faut attendre le 3 décembre 1911 pour que le maire donne lecture au conseil d’un arrêté de mise en demeure du préfet dans le délai d’un mois. La partie semble perdue et les conseillers sont contraints d’approuver les devis, plans et charges et de solliciter une subvention. Il restera à la charge de la commune 24200 francs. Elle devra emprunter sur 30 ans et taxer les habitants d’une imposition extraordinaire pour permettre d’assurer l’amortissement du dit emprunt.

Entre-temps le 26 novembre 1911, la lutte se déroule sur le front du vote des délégués aux sénatoriales. Au premier tour Hervé Le Floch et Joseph Le Mell sont élus. Jean-Louis et Auguste ont cinq voix chacun. Au deuxième tour il faut les départager : Jean-Louis l’emporte par 5 voix contre 3. Auguste échoue aussi comme suppléant : 3 voix, contre 4 à Thomas Morvan. Furieux, il quitte la salle du Conseil sans signer le registre.

Il tient une petite revanche le 25 décembre. Le maire a convoqué les conseillers à 9 heures du matin pour valider son arrêté concernant la distance réglementaire pour les cafés autour de l’église, des écoles et du cimetière. Une demande d’ouverture de débit de boissons près du cimetière a été enregistrée quelques jours avant. Le projet est repoussé par 7 voix contre cinq. Et Auguste fait ajouter « qu’il proteste contre la non-inscription de la distance fixée à 50 mètres sur l’arrêté proposé » [9].

Le 5 mai 1912 en pleine guerre pour ou contre l’école du Moulin Vert, les élections municipales ont lieu et les têtes de chaque liste sont toujours les mêmes. Sur 382 votants, Auguste obtient 237 voix et Jean-Louis est le vingt-et-unième et dernier élu avec 221 bulletins. Mais la préfecture lui fait remarquer qu’il a fait élire 21 conseillers alors que pour 2450 habitants il n’en fallait que 16…

Avant que la décision de l’annulation ne soit prise, les conseillers nouvellement élus se réunissent le 19 mai. Auguste est le secrétaire de séance. Il a fini par admettre qu’il ne sera jamais maire et il met en avant son ami Pierre D’Hervé qui l’emporte par 12 voix, contre 9 à Jean-Louis, battu en raison de ses manigances. Victoire… de courte durée.

Le 25 mai, Jean Louis écrit au préfet : le nouveau maire veut surseoir à la réalisation de l’emprunt pour l’école du Moulin Vert. Il lui demande de le forcer à y souscrire. Le préfet menace aussitôt Pierre D’Hervé : si ce dernier s’obstine la préfecture désignera aux frais de la Commune un conseiller spécial pour l’accomplissement des formalités nécessaires. Le 28 mai, le Conseil vote un emprunt au Crédit Foncier. Après tant d’années de procédure, Auguste doit s’avouer vaincu. L’autorité publique a eu raison de sa pugnacité.

Les deux adversaires et leurs épouses sont fatigués. La belle-mère d’Auguste est morte en 1911 et il a délaissé la ferme de Kerviel, faisant trop confiance à ses domestiques. Mais le travail de la terre l’ennuie et il va repartir au combat forçant Jean-Louis à contre-attaquer.

La Préfecture annule le scrutin du 5 mai et convoque les électeurs pour élire 16 conseillers le 21 juillet. Auguste se déchaîne et fait imprimer un tract incendiaire contre Jean-Louis. Il ne le signe pas mais son style est inimitable et chacun le reconnaît.

Il met en avant la liste de Pierre D’Hervé, « Homme plein de droiture, de justice et de franche loyauté acquis d’avance aux intérêts de tous sans distinction d’opinion. » L’autre liste sera menée par « un homme qui pendant ses 4 ans au conseil a semblé plutôt guidé par le souci de ses propres intérêts que par ceux des électeurs. Il voulait construire un palais (l’école), nullement en rapport avec les ressources de la commune et les intérêts de ses habitants déjà surchargés de lourds ».

Grâce à des conseillers soucieux de leurs concitoyens une économie de 8000 f a pu être réalisée. « Comment trouvez-vous le bouillon qu’on voulait nous faire boire ? Bien salé n’est ce pas ? On comprend pourquoi le maire ne voulait pas d’opposition au Conseil. Il voulait n’être entouré que d’amis humbles et soumis prêts à opiner du bonnet quand il parlait et à signer quand il signait ».

En votant pour la liste Pierre D’Hervé, Auguste ajoute que « chacun, pauvre comme riche, est sûr d’avoir sa place au soleil, qui doit luire pour tout le monde » et il conclut par 7 lignes en breton.

Le 21 juillet, 12 candidats sont élus au premier tour. Il fallait 201 voix. Jean-Louis les obtient sur le fil. Auguste ne recueille que 197 suffrages. Ses efforts sont bien mal récompensés et il devra se représenter au deuxième tour. Avec ses amis Jacques Le Corre, et Pierre Hascoet, ils cherchent un stratagème pour faire annuler l’élection. Le 25 juillet ils écrivent au Conseil de Préfecture : Jean-Marie Daniel, soldat au 116e d’infanterie, a pris part au vote alors qu’il n’était pas en congé régulier.

« Son vote est nul et il faut le retrancher tant du nombre des suffrages exprimés que du chiffre des suffrages obtenus par chacun des candidats élus. De ce fait l’élection de M. Jean-Louis Chuto doit être annulée car il ne recueille plus la majorité absolue ».

Cette plainte n’empêche pas la tenue du scrutin du 28 juillet. Auguste n’est pas candidat. Il a, sur les instances de ses amis, accepté de se retirer. Il ne fait aucun doute que son cousin sera destitué.

Jean-Louis écrit au Conseil de préfecture : le vote du soldat n’a rien changé. « Le suffrage indûment exprimé par le sieur Daniel l’a été en faveur de la liste réactionnaire, sans aucun doute possible. Mes adversaires dépités sont de mauvaise foi et allèguent contre moi un fait qu’ils ont créé eux-mêmes et dont ils attendaient un profit évident pour leur liste ».

De plus les frères Larvol, Pierre (candidat réactionnaire) et Jean-Marie, ont été surpris par Jean-Louis à quelques mètres de la salle en train de retirer leurs bulletins à deux électeurs illettrés pour y rayer des noms et en ajouter d’autres.

Le 2 août 1912 : le mandat de Pierre D’Hervé s’achève brusquement. Auguste n’est plus au Conseil et Jean-Louis ayant trouvé de nouveaux appuis parmi les 4 nouveaux arrivants obtient au troisième tour la majorité absolue avec 10 voix.

Mais le 10 septembre, le Conseil de préfecture annule l’élection du conseiller municipal Jean-Louis Chuto. Celui-ci fait appel en Conseil d’Etat. La préfecture dans son dossier indique que cette affaire concerne deux listes : « L’une républicaine conduite par le sieur Jean-Louis Chuto, ancien maire. Et l’autre réactionnaire patronnée par un homonyme, le sieur Auguste Chuto ».

Le 17 janvier 1913 : le pourvoi de Jean-Louis est rejeté et l’annulation de son élection confirmée. Il faut donc revoter le 6 avril 1913. On commence à en avoir l’habitude à Penhars. Jean-Louis est facilement réélu par 237 voix contre 160 à Eugène Foizy et 11 à un ami d’Auguste : Jacques Hamon. Il a fallu des heures de palabres pour convaincre « l’homonyme réactionnaire » de ne pas se présenter. Le 11 avril : Jean-Louis est élu maire par 12 voix.

Le rideau se ferme sur la lutte entre les deux cousins ennemis. Une autre bataille se profile et celle-là est bien plus meurtrière.

Auguste, classe 1889, est rappelé sous les drapeaux et participe à la campagne contre l’Allemagne du 20 avril au 5 octobre 1915. A Abbeville il est affecté au service auxiliaire en raison de problèmes musculaires à la main droite. Son « atrophie n’ayant pas de tendance au retour à l’état normal », il est renvoyé dans ses foyers.
En février 1916, Jean-Louis le désigne pour siéger dans un comité d’action agricole. Peu d’hommes sont disponibles et le Conseil municipal se réunit en présence de 4 ou 5 conseillers. Les autres sont au front. Le 4 mars 1917 : Jean-Louis demande aux conseillers d’augmenter sensiblement ses indemnités [10]. La guerre lui occasionne des frais de déplacement plus importants.

Ce sera son dernier Conseil. Il meurt d’une pneumonie le 29 mai 1917.

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Panneau de l’allée Jean Louis Chuto
Jean-Louis, ancien maire a eu le plaisir posthume d’avoir une rue à son nom à Penhars. Il a maintenant une petite allée dans un nouveau quartier de Quimper(Kerlagatu).Auguste n’a pas eu cet honneur !

En suivant son convoi funèbre, Auguste regrette-t-il cette lutte stérile qui les a opposés ? N’auraient-ils pu mettre en commun leurs deux caractères pour le bien de la commune qui les a tous les deux accueillis ?

Jusqu’à l’armistice, Auguste tente d’apporter quelque réconfort moral à ceux qui rentrent du front. Tous les jours il va prier à l’église pour le repos de tous ceux qui ne reviendront plus. Il pense aussi à son fils aîné René qui a été affecté dans un régiment de chasseurs alpins.

Le 30 novembre 1919, les plaies commencent à se panser et Penhars doit voter pour élire un nouveau Conseil Municipal. Auguste, de plus en plus isolé, commet la folie de se représenter sur une liste où il entraine quelques irréductibles. Le vieil animal politique ne recueille que 24 voix. Son ancien ami, Pierre D’Hervé, revenu du front, est élu avec 362 voix. Joseph Le Mell est élu maire. Il était délégué spécial faisant fonction de maire.

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Auguste Chuto en 1938.

En 1922, alors que les écoliers du Moulin Vert sont heureux d’avoir une école toute neuve, Auguste Chuto quitte dans la plus grande discrétion la ferme de Kerviel, achète une maison au bourg de Bénodet et découvre sur le tard les joies du jardinage.

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Photo actuelle de l’école du Moulin Vert. Je n’ai malheureusement pas trouvé une photo plus ancienne.

Le 25 février 1946, après une ultime prière à son Dieu qu’il a tant aimé, il s’en va vers l’au-delà. Y fera-t-il enfin la paix avec son cousin Jean-Louis ?

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Kerviel. Juin 2008. 110 ans après.
Avec l’aimable autorisation de M et Mme Larvol.

Sources :

  • Archives départementales :
  • 3 M 604. Elections Penhars.
  • 2 O 1083. Ecole du Moulin Vert.
  • Série R : Registre matricule classe 1883 et 1889.
  • 6 M 493. Recensement Penhars.
  • 3 M 300. Elections législatives 1906.
  • Archives municipales :
  • 1 K PEN 2. Elections Penhars.
  • 1 D PEN 3 et 4. Délibérations Penhars.
  • 4 M PEN 10. Ecole du Moulin Vert.
  • Bibliographie :
  • La semaine religieuse de Quimper et du Léon (archives diocésaines)
  • Georges Le Bail : Une élection législative en 1906 (1908).
  • Jean Paul Yves Le Goff : La séparation de l’Eglise et de l’Etat dans le Finistère (Le Livre libre, 2006).
  • Yann Celton : L’Eglise et les Bretons (Palantines, 2008).
  • Jean Rohou : Fils de Plouc, tome 2 (Editions Ouest-France, 2007).

[1Pierre Auguste Marie qui se faisait appeler Auguste a été maire de Guengat de 1846 à 1871.Ce long mandat d’un petit-fils de journalier et fils de boulanger a été riche en anecdotes.

[2Elle fut la première femme de France à être décorée du Mérite Agricole. Le préfet, le maire de Quimper, vice-président du Comice Agricole, et tout le conseil municipal conduit par son maire M. Briot de la Mallerie, vinrent à la ferme de Kerviel lui remettre sa décoration le 12 février 1885.

[3Avant la création du Grand Quimper, le quartier du Moulin Vert faisait partie de la commune de Penhars.

[4Est réactionnaire à l’époque celui qui s’oppose aux évolutions sociales (la République) et s’efforce de rétablir un état de choses ancien (la monarchie).

[5Lorsqu’un nouveau né était malingre et qu’on pensait qu’il allait mourir, il était ondoyé (petit baptême d’urgence). Louis, né le 5 avril, a été baptisé seulement le 4 septembre 1904.

[6Georges Le Bail, maire de Plozevet, conseiller général du Finistère, fut député de 1902 à 1928 et sénateur de 1928 à 1937. Il se déclarait l’ennemi du cléricalisme, du collectivisme et du nationalisme.

[7Jean Rohou dans « Fils de Plouc, tome 2 » reprend une citation de la revue catholique « Foi et Bretagne » de 1909 : « Au nom de Dieu, n’envoyez pas vos enfants dans les écoles du diable. Ce sont des lieux à fabriquer des canailles ».

[8École dite libre dirigée par des prêtres ou des sœurs.

[9Je n’ai pas trouvé l’explication de cet arrêté. Le maire était depuis quelque temps cabaretier. Etait-ce pour empêcher l’ouverture d’un débit de boisson concurrent ?

[10la somme passe de 300 à 600 Francs.

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9 Messages

  • Un combat fratricide entre deux cousins à Penhars 2 octobre 2008 19:32, par Alain MORINAIS

    Bonsoir Pierre,

    Merci d’avoir bien voulu nous faire partager votre remarquable travail de recherches et de synthèse chronologique et factuelle. Il constitue la base d’une superbe histoire pour l’Histoire, avec de vrais personnages de roman. Votre texte est-il la trame d’un ouvrage romancé à venir ? Il serait d’une très grande actualité à l’heure où la question de la laïcité est si controversée.
    Amicalement.

    Alain MORINAIS

    Répondre à ce message

  • Un combat fratricide entre deux cousins à Penhars 4 octobre 2008 14:20, par Christian Merten

    Monsieur Chuto

    Alain MORINAIS a trouvé dans votre récit la base d’un roman.
    J’y vois quant à moi le scénario d’un superbe film. Tout y est ; rien n’y manque...

    Christian MERTEN

    Répondre à ce message

  • Un combat fratricide entre deux cousins à Penhars 5 octobre 2008 17:29, par Ronan Treussier

    Cher Pierre,
    Je ne peux que vous féliciter pour cette passionnante tranche de vie, cette guerre fratricide merveilleusement documentée. Votre article m’a transporté dans nos villages à l’aube du XXe siècle, et m’a fait méditer sur les excès et les travers des hommes !
    Merci
    Ronan

    Répondre à ce message

  • Un combat fratricide entre deux cousins à Penhars 10 octobre 2008 18:10, par André VESSOT

    Bonsoir Pierre,

    Bravo et merci de nous avoir fait partager cette page mouvementée de votre histoire familiale, magnifiquement illustrée et documentée.

    Ces rivalités existent hélas dans de nombreuses familles.

    Je suis d’accord avec Christian, il y aurait là matière à un téléfilm passionnant.

    Bien cordialement.

    André

    Répondre à ce message

  • Les écoles de Penhars.(en marge du sujet).
    Dès avant la guerre, dans les années 30, l’école municipale fréquentée par le enfants du bourg et des quartiers proches de la rue de Pont-l’Abbé était la toute nouvelle école de Penanguer (réquisitionnée par les Allemands).
    Les enfants (garçons) du Moulin-Vert et de ce coin de Penhars limitrophe de Quimper (route de Douarnenez, Kerlérec, Pontigou) fréquentaient une école située à Quimper rue du Chapeau-Rouge, face aux Halles Saint Mathieu.
    Je n’ai aucun souvenir de cette école du Moulin Vert, quartier que je connaissais "comme ma poche".
    Etait-elle réservée aux filles ? Que devint-elle ?
    Bernard Huet

    Répondre à ce message

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