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Claude et Marie, entre Révolution et Restauration. Le temps de Napoléon Bonaparte (épisode 47)

Le jeudi 27 février 2014, par Danièle Treuil †

Après notre détour chez les ancêtres George et Tamain, je reviens au couple Claude Pra Borjas et Marie George. Nous abordons maintenant les années post-révolutionnaires, avec l’arrivée de Napoléon Bonaparte au pouvoir, et son cortège de guerres, mais aussi de réformes et de transformations de la société. Claude et Marie, nés à un mois d’intervalle décembre 1754/janvier 1755, vont s’éteindre en 1818.
Ils laissent un « fort domaine et un mobilier considérable ». Avec eux, nous arrivons au terme du long chemin parcouru depuis les temps lointains en compagnie de ceux que j’ai appelés « les pères de nos aïeux », une période caractérisée par « la faim de terre », qui habitait tous nos ancêtres paysans. La chronique se termine, mais avant de vous quitter, je proposerai une sorte d’épilogue.

Le général Bonaparte est devenu premier consul après le coup d’état du 18 brumaire 1799, Consul à vie à partir d’août 1801 et Empereur le 4 juillet 1804. La proclamation a lieu sur toutes les places de St-Just-en-Chevalet et devant la porte de la mairie. C’est deux ans à peine après la naissance de la petite dernière de Claude et Marie, dénommée elle aussi Marie. L’aîné du couple, encore un Claude, a vingt-sept ans et Antoine notre ancêtre, le deuxième garçon, vingt-cinq ans. L’empereur abdique définitivement le 22 juin 1815, après les cent jours et la défaite de Waterloo. C’est le retour de la royauté avec le frère cadet de Louis XVI, Louis XVIII, qui a exactement le même âge que Claude et Marie. Il leur survivra huit ans, car nos ancêtres meurent tous les deux en 1818.

Misères et grandeurs du temps de Napoléon

En dehors des guerres et de l’instauration de la conscription qui en est résultée, la situation du pays a été difficile en cette fin de siècle. Les désordres climatiques se sont poursuivis (1794-1795), entraînant une crise de misère effrayante, avec la réapparition des bandes de mendiants et de vagabonds.

Le fils de Claude, mobilisé

Tous les jeunes gens pendant cette période se sont trouvés à un moment ou à un autre mobilisés, puisqu’un décret de 1798 avait institué un service militaire obligatoire de cinq ans, pour tous les hommes de vingt-cinq ans ; dans l’épisode 21, j’ai raconté comment Antoine s’étant porté conscrit réfractaire, son père avait été condamné, par jugement en date du 9 avril 1804, à payer une forte amende, 1500 livres, somme correspondant à quatre années du salaire d’un manœuvre (source : Théma 2, la valeur des biens…,Thierry Sabot, édition Thisa, 2012), plus les frais d’acte. Pas de souci avec l’aîné, devenu prêtre.

L’insécurité règne, les routes sont dangereuses

Le 4 vendémiaire an VIII (27 septembre 1799), la malle-poste qui se dirigeait vers Thiers est interceptée, par une vingtaine de brigands, armés dans le dernier tournant de la montée du col St Thomas, versant forézien, dans un endroit qui est connu par les gens du pays sous le nom de “tour de l’homme”, depuis qu’une autre attaque avait coûté la vie à l’un de leurs compatriotes. Souvent, pour arrêter l’attelage, on tue le cheval de tête.

Une fois le véhicule immobilisé, les bandits l’ont conduit à deux cents mètres environ à gauche de la chaussée, en pleine forêt, dans une charrière qui existe encore. Là, il fut vidé de trois sacs d’argent, de dépêches et d’une caisse de dentelles ; les voyageurs ne furent pas maltraités, sauf un volontaire qui, le fusil en bandoulière, partait rejoindre les armées de la République.

Il faut attendre le régime consulaire, puis impérial, pour voir l’ordre rétabli, même si c’est aux dépens des libertés publiques et moyennant une répression féroce du brigandage : chaque commune est dotée d’un maire nommé par le Préfet pour cinq ans renouvelables. Les fonctionnaires, juges de paix, percepteurs, gendarmes, sont également désignés. Cette dictature de l’état est relativement bien acceptée, chacun considérant que c’est le prix à payer pour consolider les réformes de 1789 et en terminer avec les querelles nées de la Révolution. C’est le retour à la sécurité.

Une grande réorganisation

Soutenu par les financiers, le consulat entreprend une grande réorganisation, avec recours aux impôts indirects lesquels, comme on l’a dit, “tondent le mouton, sans l’écorcher ». Une nouvelle monnaie est instituée et la Banque de France, créée le 13 février 1800. Depuis 1792, Bonaparte aimait à répéter que la société ressemblait “à une plage de sable dispersée par le vent et qu’il fallait pour la fixer jeter sur le sable quelques masses de granit”. la Banque de France en était une. Le nouveau franc, que l’on appelle franc de germinal, remplace la livre, à parité, et assure pour un siècle la stabilité de la monnaie. Mais la plus massive des “masses de granit” est peut-être le code civil, publié en 1804. En 2281 articles, “il modère la Révolution par un zeste d’Ancien Régime, concilie l’ancien et le nouveau, lie par une transition sans secousses le présent au passé”, nous dit Jacques Marseille, réaffirmant le droit sacré de la propriété, mais avec plus d’égalité entre les héritiers. Partout on travaille, on produit, on vend. Les foires se multiplient, à tel point que les municipalités, sans cesse sollicitées, refusent pour finir la création de nouveaux marchés.

De nouveau, les guerres…

Malheureusement, les guerres vont reprendre, entraînant leur cortège de misères. On observe qu’en fait, la France a été en guerre pendant vingt-trois ans, entre le 20 avril 1792 (guerre avec l’Autriche) et le 20 novembre 1815 (signature du traité de Paris). Bonaparte est devenu Napoléon Premier le 2 décembre 1804 ; En 1813, le peuple se rebelle contre “l’ogre” qui dévore ses enfants. En mars 1814, Napoléon est contraint d’abdiquer, après que les Alliés aient envahi la Capitale. Les conditions météorologiques sont par ailleurs très défavorables une nouvelle fois, en 1812 et 1816-1817, au point que la disette réapparaît, marquée par la hausse des prix.

Le domaine Borjas

Comme je l’ai dit dans un précédent épisode, nous avons très peu de trace de la gestion du domaine menée par Claude, à la suite de son grand-père Mathieu… quelques documents épars, qui ne permettent pas de saisir comment relier entre elles les opérations que nous avons identifiées : pendant la Révolution, une grosse vente pour 3000 francs de terres à Roche (document trouvé dans la ferme pras du hameau Roche, après l’an 2000) et des achats de quelques lopins, dont un seul faisait 1 ha (archives départementales). Mais il a sans doute procédé à d’autres acquisitions, même si elles ne figurent pas dans les registres des actes notariés consultés aux archives. Nous avons par contre trace de deux affaires, dans les archives familiales.

Un problème de prise d’eau

Je n’ai pas l’ensemble du dossier. Il semble que Claude disposait depuis de longues années d’une source et que ce droit est contesté par Claude Rousset, ce marchand tanneur qui était en affaire avec son grand-père Mathieu dans les années 1760. Ayant porté l’affaire devant le juge de paix, ce dernier a donné raison à Rousset. Avant d’aller plus loin en justice, notre ancêtre - par l’intermédiaire de son défendeur - demande une consultation juridique. C’est comme nous l’avons dit pratique courante à une époque de changements de la réglementation dans bien des domaines, consécutifs à la promulgation du code civil. La consultation certes a un coût, mais évite d’engager une procédure perdue d’avance, qui entraînerait des frais importants.

Consultation, non datée (j’ai ajouté la ponctuation, pour faciliter la lecture et mis des mots en gras).

Vu le mémoire à Goupette, pour Claude Pra contre Claude Rousset, le plan cy annexé et le jugement rendu par l’assesseur du juge de paix du 9 messidor dernier (?) estime :

premièrement que les faits énoncés qui se trouvent dans le jugement ne sont d’aucune considération, à moins que Pra ne veuille s’inscrire en faux contre ce jugement et les frais de cette procédure deviendraient trop conséquents pour donner à Pra le conseil de prendre cette voye, quoiqu’elle-même soit ouverte.

Après avoir posé les termes du jugement tel qu’il a été rendu, prévenu Claude qu’il était risqué de s’embarquer en faux contre ce jugement et les frais d’une procédure, le juriste considère cependant « qu’une voye est ouverte » et il reprend le problème sur le fond, pour proposer l’argumentation qui pourrait permettre à Claude de se défendre. Il remonte jusqu’au droit romain. !

secondairement, en ce qui concerne le fond de la contestation, il faut examiner d’abord si la fontaine dont il s’agit à sa source dans la propriété de Rousset ou dans les aisances de la commune.

  • au premier cas, il (c’est-à-dire Rousset) a été le maître d’en disposer, quelque longue que fut la possession de son voisin, parce qu’il est décidé par plusieurs lois romaines que celui dans le fonds duquel jaillit une source ou une fontaine peut en détourner le cours à sa volonté. L’on peut consulter sur cette question ... qui citent mêmes arrêts rendus en conformité desdites lois.
  • au second cas, c’est-à-dire si la fontaine dont il s’agit se trouve dans les aisances de la commune, il n’a pas été au pouvoir de Rousset d’en détourner le cours ordinaire, quoique les eaux passent au-devant de sa maison et traversent mêmes ses héritages

Le même auteur que nous avons cité établit cette possession (?) jusqu’à l’évidence : les eaux fluctuantes, soit qu’elles soient pluviales, soit qu’elles proviennent d’un ruisseau ou d’une fontaine doivent conserver leur cours ordinaire, sans quoi le bien public et l’agriculture souffriraient inévitablement.

Les choses envisagées de ce point de vue et, en supposant que la fontaine dont il est question aye sa source dans les aisances communes, il s’agit de savoir de quelle manière les témoins ouis par l’assesseur du juge de paix ont déposé (il est étonnant que l’enquête ne se trouve pas annexée au jugement définitif).

S’ils ont dit que Pra jouissait des eaux depuis dix, vingt, trente ans et notamment depuis l’an et jour avant le trouble mal jugé par le juge de paix, alors que Pra a bien été fondé à s’en rendre appelant par-devant le tribunal de l’arrondissement et il est à observer que cet appel doit être interjeté dans les trois mois, à compter de la signification du jugement, sous peine de déchéance.
Claude Pra doit donc toujours, en sup (?) et si sa jouissance est constante, il n’a d’autre parti que celui de se pourvoir par-devant le tribunal supérieur.
Pour avis - Barbue (?).

Comme cela se passe la plupart du temps, nous ne connaissons pas la suite de l’affaire ! Claude a-t-il ou non renoncé à donner suite ?

Démêlés au sujet d’une promesse non tenue

Une tentative de conciliation échoue entre Claude Pra neveu et un dénommé “Pierre Chabre”, assigné le sept fructidor an VII (= 24/08/1799) devant le juge de paix par notre ancêtre, au sujet d’une promesse non tenue, “Ayant inutilement essayé de concilier les parties, nous les avons renvoyer se pourvoir devant les juges compétants” déclare Nicolas Durelle, tels que ses propos sont rapportés par le greffier Mivière. Et en effet, le sieur Pierre Chabre est assigné quelques jours plus tard à se présenter devant le tribunal civil de la Loire, séant à Montbrison. Il sera tenu de “venir reconnaître, avouer ou désavouer la promesse par lui souscrite en faveur du requérant le sept brumaire dernier, dument enregistrée ; à deffaut, elle sera reconnue en justice à la forme de l’ordonnance ; ce faisant (disons) qu’il sera condamné à payer au requérant la somme de cent cinquante trois francs, montant de laditte promesse, avec intérest et dépends et à fins que ledit Chabre n’en ignore, je luy ai donné et laissé copie de la susditte promesse et du certificat de non conciliation et du présent exploit, en parlant à sa personne, trouvée en son domicile susdit et où je me suis tout exprès transporté”. Au verso du document, nous avons un état, assez illisible, des frais de procédure.

Le jugement est rendu le 12 nivose an neuf, (12/01/1801), soit presque un an et demi plus tard, au profit de” Claude Pra neveu”, propriétaire, qui prend hypothèque sur les biens de Pierre Chabre aîné, en attendant le paiement des sommes qui lui sont dues, le tout évalué à 244 livres 35. Nous ne savons pas à quoi correspondait cette promesse, peut-être une promesse de vente ?

Le domaine Borjat, envers et contre tout, a été consolidé

Malgré tous ces remous, les avancées et les reculs de la situation générale dans le pays, le domaine de Claude s’est consolidé et peut-être agrandi. Au moment de son décès en 1818, la succession est jugée très importante “un fort domaine près et dans Borgeas… comportant en outre un mobilier considérable” dit le texte. Claude a notamment fait construire une grande maison qui comporte quatre chambres (ce qui est exceptionnel à l’époque dans les demeures de paysans) dont la dernière n’est pas terminée quand il meurt quelque temps plus tard. La place du four et de l’évier est prévue. Il faut y ajouter granges, deux étables et le jardin. Un autre corps de bâtiment se trouve un peu plus loin… tout cela en plus des terres. Nous avons parlé de cette succession dans l’épisode 23, concernant son fils Antoine, sur la base de plusieurs documents présents dans nos archives familiales : notamment, plusieurs relevés des terres, dont un document de 40 sur 30 centimètres en double page, mais aussi une “fiche” résumée, présentée ci-après. C’est une grosse succession et elle donnera lieu à des démêlés entre frères et sœurs, bien que Claude ait pris soin quelques jours avant sa mort, “pour éviter tout procès entre ses enfants et surtout un partage judiciaire” de faire un traité, pour dire notamment quels seraient les biens inclus dans le quart préciputaire dont Antoine bénéficierait, en plus de sa part légitimaire (une disposition prévue par la nouvelle législation en matière d’héritage).

Devant la contestation des frères et sœurs, il a fallu in fine faire appel à des experts. Récemment, nous avons retrouvé un document chez les cousins Vallas descendant d’un frère d’Antoine, nommé Jean dit Bérand (celui qui avait récupéré la ferme après le départ de son frère à la Bussière). Ce document de douze pages répartit les biens en neuf lots (après avoir soustrait et définit le quart préciputaire d’Antoine) avec tous les détails de chaque lot et leur répartition entre les enfants.

Chacun accepte la répartition faite par les experts, mais les terres se trouvent enclavées ; se poseront alors très vite des problèmes de droits de passage et de prise d’eau, aggravés après la mort des sœurs, quand les beaux-frères se remarient. Comme nous savons, mon ancêtre Antoine, fatigué de tous les procès, quittera le domaine de ses pères, pour bâtir son propre domaine à la Bussière. Mais il n’est pas facile de reconstituer un domaine de vingt hectares et il aura bien du tracas. Je renvoie aux épisodes qui le concernent (N° 22 à 27).

La vie des champs

C’est toujours le temps de la faucille

Malgré les avancées politiques, dues à la Révolution, les techniques agricoles sont encore rudimentaires, dans ces pays de montagne. Nul doute que Claude travaille comme ses ancêtres. On laboure toujours à l’araire tiré par les bœufs, malgré la découverte depuis plusieurs décennies de la charrue, mais son usage n’est peut-être pas tellement aisé sur ces terres pentues. On continue à moissonner les blés à la faucille et non à la faux, malgré l’enthousiasme de ceux qui ont essayé de développer son usage, comme Henri Louis Duhamel de Monceau (1700-1782), agronome, chimiste et inspecteur de la marine. Arguments pour : on gagne du temps, on réalise une économie considérable de main-d’œuvre ; on obtient davantage de paille car on coupe beaucoup plus bas. Arguments contre : elle supprime des emplois et enlève le bénéfice du chaume, coutumièrement laissé aux pauvres.

Tentatives pour introduire la pomme de terre

Les cultures aussi ne se développent guère. Malgré tous ses efforts, le célèbre Parmentier [1] ne réussit pas à populariser la pomme de terre, même s’il mène une remarquable campagne promotionnelle : il obtient en effet du roi Louis XVI qu’il porte à la boutonnière, lors d’un banquet à base de pommes de terre donné en 1785, une fleur du tubercule tant méprisé, même redouté, car à l’origine certains plants, qui portaient des germes, avaient empoisonné leurs consommateurs ; il fait aussi garder un champ près de Paris par les militaires, seulement de jour, espérant que le peuple y viendrait rôder la nuit. Il faut vaincre les craintes et les superstitions. Le mal est sous terre, ces tubercules qui veulent entrer en compétition avec le blé, plante sacrée productrice du pain et de l’hostie, sont des objets sataniques. De plus, ces premières pommes de terre présentent un goût encore amer et leur culture contrarie la rotation triennale en vigueur : céréales d’hiver, céréales de printemps, puis jachère. Il faut donc attendre le siècle suivant pour que la France se couvre de pommes de terre et, même, dans la région de St Just, la deuxième moitié du XlXe siècle. Le maïs n’a guère plus de succès, excepté dans le sud-ouest.

Mention spéciale : le chanvre

Une place particulière doit être accordée à la production du chanvre. Presque tous les testaments de nos ancêtres font état de “chenevières”, souvent placées près de la maison, car la culture de la plante éloignait dit-on les rongeurs, des céréales engrangées dans les bâtiments. Elle permettait à la famille de produire avec les plus beaux fils le tissu grossier pour fabriquer les draps ou les vêtements. Avec les déchets, on fabriquait aussi les mèches des lampes. La filasse a une histoire extraordinaire. Elle a été utilisée 600 ans avant J.C. en Chine pour la confection de vêtements et plus tard, dans l’Europe du Moyen Age, pour habiller des rois avec des tissus de chanvre mélangé au lin. Les fibres ont servi aussi à la fabrication de cordages et des voilures pour bateaux, à celle de billets de banques et les historiens indiquent que la première bible imprimée par Gutenberg a été imprimée sur un papier de chanvre ! Aujourd’hui, on dit que 40000 produits, dérivés du chanvre, trouvent leur place dans l’industrie et l’alimentaire !

L’historien local, X. Duparc, dans son livre intitulé « Industries mortes et métiers perdus » raconte le chanvre dans la campagne du Forez : “semé à la fin du printemps, en terre profonde, fraîche, bien travaillée et bien fumée depuis l’automne, le chanvre se récoltait en deux temps : les pieds mâles en août ; plusieurs semaines après, les pieds femelles, aux graines groupées en épis. On les liait en bottes que l’on faisait sécher le plus souvent sur l’aître, sorte de balcon en bois qui courait sur la façade de toutes les maisons en Forez. Après égrenage des plantes femelles, en vue de la prochaine semence, toutes les tiges subissaient le même traitement. On les faisait rouir dans une mare au chanvre, appelée parfois routoir (chaque ferme en possédait une) pendant une semaine environ, pour dissoudre la substance qui relie les fibres entre elles. Le broyage sous une meule de pierre ou à l’aide d’un machot achevait de les détacher avant de les engranger jusqu’à hiver. Plusieurs blottes (bottes de tiges) étaient précieusement rangées sous le manteau de la cheminée. Elles servaient à transporter la flamme du foyer, pour alimenter la lampe à huile ou allumer un autre feu. Les autres attendaient le peigneur de chanvre, qui venait une fois l’an, pour passer les fibres dans son grand peigne, jusqu’à obtenir les fils les plus longs et les plus solides”.

Si certains faisaient profession du chanvre, comme les rouisseurs, peigneurs, tisseurs, fournisseurs de marchands d’étoffes ou de tailleurs d’habit, les femmes cultivaient la plante pour l’usage domestique et quelquefois pour vendre. Il fallait ajuster les fils, les tordre avec le fuseau, en les humectant de salive ou d’un peu d’eau, pour obtenir un fil continu et résistant. Jusqu’à la fin du XVIIIè siècle se tenait régulièrement chaque samedi, à Saint-Romain-d’Urfé tout près de St Just, un marché important de fils et de toiles de chanvre.

Il est vrai que du temps de Claude, la famille devenant aisée, on faisait appel au marchand d’étoffes pour des tissus plus plaisants, notamment le coton. Le tailleur d’habit s’installait peut-être à domicile pour quelques jours, voire plus. Il avait l’habitude très spéciale de s’asseoir à la turque sur la table. Là, le doigt cerclé d’un dé sans fond, il travaillait sans relâche, ne s’arrêtant que pour les repas.

Pauvre cheptel

Le cheptel est encore très mal traité. On se préoccupe assez peu dans les fermes de la qualité des animaux. Les étables sont basses et malpropres. Dans les dix-huit vingtièmes du royaume, déclare Arthur Young, (1741-1820), un agronome anglais qui parcourt la France dans les années 1787 à 1790, “il n’y aurait pour ainsi dire pas de bétail du tout, sans la pratique de labourer avec eux”. Les bovins gardent le rôle fondamental de fournir de l’énergie et du fumier ! On ne les dirige vers la boucherie qu’en fin de carrière, à bout de souffle, et ils ne fournissent qu’une pauvre viande. Lavoisier estime que dans les années 1780, on totalise deux fois moins de bovins en France qu’en Angleterre, qui compte pourtant deux fois moins d’habitants ! Les épidémies n’ont rien arrangé. L’épizootie de peste de 1775, en moins de deux ans, a provoqué la mort de centaines de milliers de bêtes (alors que l’épidémie de charbon de 1763 avait déjà fait des ravages). Les années de sécheresse comme celle de 1785, déciment les troupeaux, et les années trop humides ne sont pas moins désastreuses.

On élève cependant beaucoup de moutons. On voit d’ailleurs dans les contrats de fermage que leur nombre est soigneusement noté : vingt-deux têtes pour le fermage passé par Mathieu avec Jean villeneuve en 1719. Nul doute que Claude en élevait au moins autant et l’on sait que son fils Antoine a des soucis en 1820, quand un certain Barlerain fait “disparaître ses trente-sept moutons et brebis” parqués sur la place “d’aisance”. Ils sont essentiellement élevés pour la laine, comme le laisse entendre l’expression utilisée dans les contrats : des bestiaux “bovins et laine”. On en garde pour son usage personnel et aussi on en vend. On parle moins des porcs, mais il est certain que chaque ferme en possédait quelques-uns. Il est fait souvent allusion à la réserve de lard ! La basse-cour est importante et reçoit tous les soins des femmes. Elle constitue un apport non négligeable pour l’alimentation. Et les plumes sont bien utiles pour remplir les “coetres” et les oreillers…

Malgré les pesanteurs, les idées des physiocrates (du grec “physis”, la “nature” et Kratos la “force”), qui considèrent que l’agriculture est à la base de la prospérité générale, font leur chemin ; ils prônent le regroupement des terres, la disparition de la vaine pâture et des servitudes, la liberté du commerce et des foires. Si les expériences de cette nouvelle agriculture restent isolées, les mentalités changent peu à peu, et surtout le regard porté sur l’univers paysan ; à partir de la deuxième moitié du siècle, l’ensemble de l’agriculture, qui stagnait jusque-là (entraînant avec le mauvais temps des disettes) amorce une sorte de reprise, encouragée par Henri Bertin, ministre chargé des questions agricoles et contrôleur général des finances de 1759 à 1774. Il patronne l’ouverture des premières écoles vétérinaires, mais surtout favorise la création de sociétés d’agriculture, qui entreprennent un véritable travail de vulgarisation.

L’habit et l’hygiène : « se vestir et dévestir »

J’utilise l’expression consacrée dans les actes à l’achat ou la vente de terres, tant la terre était en quelque sorte le prolongement du corps, ne faisant qu’un avec lui, au point d’emprunter le langage destiné à l’habillement. Mais comment est-on vêtu en ces temps-là, quand change-t-on de linge ? Peu de documents existent (excepté quelques témoignages comme ceux de Rétif de la Bretonne [2]). Les ouvrages sur le Forez sont rares dans ce domaine et traitent peu de la région de Saint-Just-en-Chevalet, excentrée par rapport au reste du pays et, de ce fait, moins étudiée que d’autres. Mais on peut penser qu’il existe malgré tout un fonds commun à l’ensemble du monde paysan, au-delà des habitudes régionales liées au climat et aux productions [3].

De la toile grossière… aux draps et cotonnades…

Un peu d’histoire…
D’une façon générale, on peut dire qu’autrefois le vêtement des femmes de paysan était composé uniquement d’une sorte de chemise en toile grossière, un dessous-dessus en quelque sorte, qui faisait à la fois office de linge de corps et de vêtement apparent (le corps, en voie d’être appelé corsage, couvrait le tronc ; les manches ou brassières mettaient au chaud les bras) ; ensuite, d’une jupe ou cotillon en toile ou en laine, complément de la chemise ; plus tard, on trouve des robes et un tablier, qui complète la tenue - il protège et il ornemente - ainsi que la coiffe toute simple ou le fichu de laine. On se sort pas “en cheveu”. C’est sans doute à partir de « ces ajouts », que les particularités locales commencent à s’afficher.

Le paysan, quant à lui, était habillé d’une chemise de chanvre portée à même la peau, cause d’irritation permanente, dont on apprend peu à peu, pour adoucir le tissu et l’adapter à la saison, à mélanger les fils avec ceux du coton (pour l’été) et de la laine (pour l’hiver). Il avait toujours la braie, pantalon ou caleçon hérité des Gaulois et ne sortait que couvert, muni d’une sorte de capuchon et plus tard d’un chapeau.
En dehors du chanvre, dont j’ai parlé, les vêtements à ces époques sont en bure (étoffe grossière de laine brune ou naturelle, à l’origine du mot « bureau », car elle recouvrait les tables de travail) [4] ou en cadis (espèce de bure en laine croisée), tous ouvrages de mauvaise qualité, fabriqués dans le village ou à la maison. Ils constituaient avant tout une protection. Rien n’était prévu contre la chaleur. Tout visait le froid, qui glace les os jusque sous le toit de la maison. On note peu de différence entre les costumes de travail et ceux dits “de la fête”, lesquels ne sont souvent que les premiers à l’état neuf.

A la fin du XVIIIe
On observe une amélioration de la condition vestimentaire, quant au nombre des vêtements à disposition et à la qualité du tissu. Nos seules indications sont les contrats de mariage et les inventaires après décès. Il est fait toujours allusion en effet dans les contrats de mariage aux vêtements apportés en dot par la jeune épousée. Sont mentionnés, en dehors de l’habit nuptial « selon sa condition » (on doit respecter son rang) sept ou huit robes d’étoffes de différentes couleurs et du menu linge. C’est le trousseau, sinon pour toute une vie, au moins pour de longues années. C’est déjà montre d’une certaine aisance. Il n’est jamais rien dit, par contre, concernant le marié. Nous savons par les inventaires après décès qu’il a de nombreuses « chemises », on ne cite jamais le reste de l’habillement.

Les jeunes femmes disposent de sous-vêtements, culottes, jupons, chemises de corps. Elles ont des tenues et des coiffes pour les jours de fête, caractéristiques de leur commune d’origine et de leur rang social. Les hommes ajoutent aux braies, souvent de drap vert ou bleu, la veste à basques courtes et carrées, garnies de poches assorties. Le gilet croisé de couleur vive ou brodé commence à faire son apparition et le chapeau rond, à larges bords. Par contre, la biaude ou la “grand blouse bleue”, dont on a fait le symbole du paysan, était peu portée jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Et chez Claude ?
Claude a-t-il comme les laboureurs les plus aisés deux habits - veste et culottes - de drap de façon, des paires de bas de laine, quelques demi-douzaines de chemises de toile de brin (de fil), qui ne grattent pas et plusieurs sortes de cols. J’ai été frappée, autour de 1826 d’apprendre que son petit-fils Claude portait veste blanche, pantalon bleu et noir, bonnet noir… presque un dandy ! Depuis la Révolution, le bonnet avait remplacé le chapeau de feutre mou traditionnel [5].

Il est vrai que les enfants de Claude et de Marie semblent vouloir dépenser pour leur toilette, même s’ils n’en ont pas toujours les moyens, comme le montre le texte ci-après. Le Père Claude, peu avant de mourir, est amené à payer les dettes de sa fille Françoise, pourtant mariée, qui n’a pas réglé depuis deux ans (nous sommes en 1818) le marchand de tissus, Romain Perret, pour l’achat de différentes étoffes se montant à la somme de cent cinq francs, ce qui n’est pas négligeable.

L’hygiène, « le parfum agréable de l’homme qui se porte bien »

L’habillement amène au problème de l’hygiène. Les gens se lavent peu et dégagent une odeur spécifique qu’un médecin de l’époque considère “comme le parfum agréable de l’homme qui se porte bien” et le même médecin se plaint que les riches cherchent en se nettoyant “à anéantir l’odeur mâle… au nom du luxe et de la mollesse”.

Les Pras changeaient-ils au moins de linge, comme les paysans décrits par Nicolas Rétif, qui se situent du point de vue social “dans le gratin mal lavé”. A défaut d’ablutions, changer de linge permettait en effet d’éviter la vermine et de maintenir une certaine hygiène. Les Retif ne couchaient pas non plus leur garçon de douze ans, énurétique, avec les autres. Pourtant, selon ce que pensent les historiens de la santé, les paysans de la seconde moitié du XVIIIè dormaient souvent dans la promiscuité des couchages, sur des paillasses souillées par les enfants ou les malades, ce qui était source certaine de problèmes sanitaires, voire de mortalité. Je pense que chez Claude Pras, on avait dépassé ce stade.

Lent à manger, dur à parler…

Si l’on s’habillait mieux, il est probable aussi qu’on se nourrissait mieux à la ferme que par le passé et même que du temps de Mathieu.

Une nourriture adaptée aux saisons et aux moments de la journée

La pomme de terre n’était pas encore introduite en Forez, mais on faisait grande consommation de choux, de haricots secs et de raves (c’est le nom donné aux navets dans la région). On appréciait aussi les citrouilles et les carottes et diverses sortes de pois. En matière de produits d’origine animale, on consommait essentiellement, selon la saison, du porc, des volailles, des œufs, quelquefois du mouton, du fromage et du lait, des fruits et des noix, dont on tirait la précieuse huile (il existait beaucoup de noyers jusqu’à la dernière guerre).

Les repas sont sobres et varient en fonction de la période de l’année [6]. Le régime d’entretien est constitué d’un petit-déjeuner vers sept heures, toujours composé de deux éléments : soupe aux légumes au lard ou au lait, fromage et pain, avec éventuellement quelques fruits. A midi, le déjeuner, appelé « dîner » dans la région (et dans tout le pays franco-provençal), est composé de deux plats, l’un à base de légumes accommodés de lard, l’autre à base de farine ; Le repas du soir, qualifié de “souper”, comporte une solide soupe de légumes, dite “trempée”, avec des tranches de pain si épaisses que la cuillère peut s’y tenir verticalement. Chacun mastique lentement, en silence, ce pain que le bouillon ne parvient pas toujours à attendrir.

Au moment des travaux agricoles, les repas étaient plus nombreux et consistants que l’hiver. Les hommes se levaient vers quatre heures du matin et le petit-déjeuner s’en trouvait d’autant avancé. Le déjeuner également et, comme le jour était beaucoup plus long, le souper était retardé. Aussi, on intercalait un quatrième repas, qui se prenait vers quatre heures, souvent aux champs (du pain, des noix, du fromage). C’est dans cette période qu’on tuait les moutons, qu’on mangeait de la viande, des œufs et qu’on buvait un peu de vin. On consommait aussi pratiquement tous les jours de la salade assaisonnée à l’huile de noix.

La fabrication du pain : un grand moment

C’est qu’on fait le pain pour plusieurs mois, notamment au moment de la Toussaint, après les récoltes. Chaque fois, c’est un grand moment. A quoi aurait servi, nous dit Jacques Marseille, “de labourer, de semer, de moissonner, de monter les gerbes en meule, de les rentrer, de s’user le dos à battre le grain, de le porter au moulin, si c’était pour manger le pain d’un autre ? Le pain, c’est le couronnement de l’activité annuelle, la récompense de la fatigue et de la sueur versée.” [7]. Les Pras avaient leur four individuel à cette époque, comme on le découvre dans la description de la succession ; les autres allaient au four communal. Ils apportaient alors leur cargaison de bois, réparti en tas : un gros tas pour commencer, des petits tas pour entretenir le brasier. Dès le lever du soleil, il fallait que le four soit allumé pour être à bonne température au moment de la première cuisson. En principe tout le village faisait son pain le même jour. On tirait au sort celui qui commencerait. Ce n’était pas la meilleure place, car on supportait tous les risques de la première fournée. Si le four chauffait trop, les pains étaient brûlés ; s’il ne chauffait pas assez, les pains étaient mal cuits et ne se conservaient pas. Une fois le pain bien cuit et doré, il fallait le porter au grenier et le mettre à l’abri des rats. On enduisait des papiers de graisse, pour les placer dans les trous par où les rongeurs avaient l’habitude de passer. Chaque famille avait ses usages. Cet hiver, on descendrait les miches au fur et à mesure des besoins ; bien sûr, elles deviendraient dures et il faudrait casser la croûte, au sens propre !

Il s’agissait, pour la plus grande part, de pain de sarrasin ; on faisait juste quelques fournées de pain blanc, avec la farine de froment. C’était un luxe, réservé aux grandes occasions. On profitait du four pour faire, ce jour-là, des pâtisseries, comme des tartes, appelées “galettes” et des clafoutis, en utilisant les fruits récoltés. Je ne sais pas si à Borjat, on fabriquait comme dans d’autres communautés de la région des “tartouilla”, qui ne sont autres que des clafoutis, en portions individuelles, réparties dans des feuilles de chou bien lavées, constituant, chacune, une sorte de coupe.

Le père, le mieux nourri

Chez les laboureurs, relativement nantis comme chez Claude, la nourriture est plus azotée qu’autrefois, mais nullement surabondante, nourriture lentement mastiquée, car le paysan, nous dit Nicolas Rétif de la Bretonne,“est aussi lent au manger, qu’il l’est au parler et au marcher” (il faut bien économiser son effort).

Le père de famille est le mieux nourri et le mieux abreuvé, c’est la règle. Il est servi le premier et reçoit les meilleurs morceaux. C’est lui qui décide de la disposition de la table. Il se tient à côté du feu, après lui les fils adultes par rang d’âge ; son épouse et sa brue portent les plats ; les enfants jeunes et petits-enfants mangent souvent à part. Je ne sais pas ce qu’il en était des domestiques, qui par ailleurs couchaient souvent sur une paillasse dans la grange ou les dépendances. Personne ne parle, sinon le père. Bien plus tard, vers 1915, maman me racontait que chez son grand-père, dans un bourg de l’Ain, ce dernier se tenait en bout de table, un fouet à ses côtés. Gare au fils - il en avait cinq - qui transgressait les règles et qui prenait la parole sans autorisation.

Claude et la paroisse

Après une quinzaine d’années de tourmente, évoquées dans l’épisode concernant Antoine, la vie religieuse reprend, grâce au Concordat signé avec le pape le 15 juillet 1801, qui permet partout le rétablissement du culte catholique et qui contribue beaucoup à la paix publique. La plupart des prêtres se rallient. Le 4 juillet 1802, c’est le cas de l’oncle maternel de Claude, Claude Treille. Rien ne sécurise davantage le monde rural que la réouverture des églises, la reprise des cérémonies religieuses familières. Ceci d’autant plus que cette église revient modeste, sans ses richesses, sans ses dîmes et sans réclamer “ses biens”. De toute façon, au plus fort de la tempête, le paysan est resté fervent catholique.

Le 25 germinal an XI (= 1er avril 1803), le conseil de St-Just-en-Chevalet décide de réparer l’église, le presbytère et d’acheter des objets du culte. Le 30 décembre 1809, il accepte le don fait par testament du 15 août précédent par feu Claude Treille curé : un jardin qu’il avait acquis de Claude Brossard. En mai 1813, il demande l’installation des sœurs St Charles de Lyon pour l’éducation des jeunes et le soin des malheureux. Depuis septembre 1809 a été institué par décret un “conseil de fabrique”, sorte de conseil paroissial, qui subsistera jusqu’après la grande guerre. Ses membres doivent soumettre les conclusions de leurs délibérations au conseil municipal et, dans bien des cas, nous dit Jean Canard, leur influence a dicté nombre de décisions. Claude y a-t-il participé ? Nous avons découvert qu’avant la Révolution, il était engagé dans les activités de la paroisse, à travers un document présent dans nos papiers de famille, intitulé : « recollement du tableau de la paroisse ». Ce document donne pour chaque année à partir de 1782 une liste de cinq noms, qui sont pour la plupart d’entre eux des patronymes familiers : Treille, Oblette, Feugère, Burellier, Brat…

Claude « Prat » est premier de la liste pour l’année 1782 avec Jean Brunet, Jean Peurrière, Pierre Deu et Michel Damon. L’année suivante, on trouve, Mathieu Oblette, Gaspard Clemenson, François Feugère, Romain Feugère et Nicolas Epinat. Nous ne savons pas exactement de quoi il s’agit. La paroisse de Claude était celle de St-Just-en-Chevallet. “Recoler” (du latin recolere) signifie d’après le dictionnaire Hachette “passer en revue” et récolement est l’acte de recoler. Il s’agit donc d’établir l’état des paroissiens investis d’une certaine charge, pour chaque année et ceci pour treize années (jusqu’en 1795). Mais laquelle ? De toutes façons, les engagements pris se trouvèrent interrompus par la Révolution.
C’est le premier document de ce type concernant les Pras, dont nous ne connaissons pas jusque-là les pratiques et les engagements religieux. Mais Claude a du bien et il peut se permettre de donner quelques deniers. Il faut noter aussi que, depuis quelques décennies, les Pras sont apparentés par les femmes à plusieurs prêtres, ce qui ne peut que les inciter à s’investir davantage.

Claude, au cœur de grandes mutations

Comme pour les autres paysans de son temps, la vie adulte de Claude s’est déroulée en plusieurs étapes, avant, pendant et après la Révolution. C’est une période de grands bouleversements, c’est le moins qu’on puisse dire !

Il y avait eu d’abord le temps de l’enfance, difficile, entre un père me semble-t-il assez effacé et mort trop tôt, une mère tout occupée par ses maternités, les décès successifs de nombreux enfants – ce qui a du cruellement frapper le petit garçon - et un grand-père à la forte personnalité. A vingt et un ans, à la mort de ce dernier (1776), il a dû sentir un grand vide, même s’il avait une épouse, une belle famille solide – des marchands – et toujours sa mère. J’imagine qu’il a pris avec vaillance les commandes du domaine, s’efforçant, pendant les treize années qui ont précédé la Révolution, de poursuivre l’œuvre de celui qui avait mis tous ses espoirs en lui, tout en constituant une famille, des enfants venus au monde à un rythme rapproché ; il fallait beaucoup d’enfants, car il savait combien la grande faucheuse pouvait passer par là.

Traverser la Révolution…

Il avait pressenti depuis quelque temps que tout se dégradait. Tout le monde se plaignait, des impôts trop lourds, des mauvaises saisons, de la cherté de la vie… et des guerres. A-t-il pu échapper au logement des troupes de passage, qui était une calamité pour les paysans ? Le pays était encore relativement tranquille, mais l’agitation gagnait ailleurs. On était au courant, par le récit des colporteurs, les annonces des curés lors de messes… Et puis tout s’était enchaîné très vite. Pendant qu’il était encore temps, il avait mené quelques opérations d’achat et vente de terres qui lui paraissaient pertinentes et pour le reste, il avait essayé de se tenir en retrait. Mais il avait bien fallu prendre la décision de soustraire son fils Antoine de l’enrôlement et en payer le prix !

S’adapter aux temps nouveaux

La grosse question, c’étaient les nouvelles règles en matière de succession qui avaient bouleversé les usages établis ; comment pourra-t-il, le moment venu, sauver le domaine, puisque tous les enfants viennent à partage ? Dans un premier temps il essaie toutefois, après la mort de son beau-père en 1800, de tirer parti de la situation, en étudiant la possibilité de revenir sur les termes de son contrat de mariage de 1775 : Marie, en échange de la dot, avait renoncé à tous ses droits en faveur de son frère aîné, sur les futures acquisitions de son père (cf. épisode. 46).

Le temps passe. La défaite de Waterloo en juin 1815 a mis fin à l’Empire, Napoléon est à St Hélène et Louis XVIII a pris le pouvoir. Tout ne va pas cependant pour le mieux. Les armées alliées ont envahi soixante et un départements, au nord et à l’est, la région du Forez n’est heureusement pas touchée directement. Par contre les désordres climatiques de 1816 l’ont atteinte, avec des disettes et une hausse des prix l’année suivante. Nous sommes en 1818. Louis XVIII n’a pas touché aux nouvelles règles de succession : l’égalité des enfants devant l’impôt s’est installée définitivement. Marie vient de s’éteindre au mois de juin. Il se sent faiblir à son tour depuis quelque temps. Sa grande tristesse : le domaine va être morcelé. Il a bien donné à son fils Antoine, par contrat de mariage en 1808, le quart du bien par préciput, comme la loi l’y autorisait ; mais il s’inquiète… le domaine certes est important, puisqu’il représente 25 122 F, soit 57 ans du salaire d’un manœuvre.

 [8] (source : Thema 2, Thierry Sabot, déjà cité) et sans compter l’héritage de la mère, 8 810 F. Chacun aura sa part, mais comme je l’ai expliqué il préfère décider ce qui constituera le quart à prélever pour Antoine avant le partage, peut-être pour lui choisir les meilleures terres. Quelques jours avant de mourir, il convoque le notaire pour établir un traité avec son fils et définir ce qui sera contenu dans le quart ; il ne peut signer tant il est en état de grande faiblesse ; il meurt trois jours plus tard, le 6 décembre.

Épilogue

Claude est resté longtemps le maître de la famille, environ quarante-cinq ans. Dès avant la mort de son grand-père Mathieu, il a dû prendre en effet des responsabilités. Le patriarche, ce n’est pas l’ancêtre au sens biologique du mot, c’est le plus âgé des hommes capables de travailler à pleine force. Même si Mathieu, du fait de la mort de son fils aîné, a joué ce rôle plus longtemps qu’il est d’usage, on peut penser qu’il a passé la main à son petit-fils dès que ce dernier a pu travailler comme un homme, peut-être dès ses seize ans, quitte à lui prodiguer conseils et soutien.

Ainsi, Claude a-t-il eu le temps, contrairement à son père, de développer sa personnalité. Il a tenu, au sein de la famille, la place du maître, selon le modèle autoritaire qui prévalait dans ces régions et qui a perduré encore longtemps (épisode n° 11), un père dur aux fils et plus encore aux filles, qui suscite la crainte, mais n’empêche pas le respect et une forme d’affection. Il transmettra, comme il l’a reçu, ce modèle et celui du laboureur volontaire et actif, tendu vers le développement de son domaine. Il enverra au moins deux fils à l’école, Claude et Antoine, les deux aînés, qui apprennent à lire et à écrire (un peu pour Antoine). C’est la première fois chez les Pras. Il faut dire que les études coûtent du temps et de l’argent et qu’il faut en avoir les moyens. L’analphabétisme ne reculera vraiment qu’avec les lois Jules Ferry (1881-1882), qui rendent l’instruction obligatoire et gratuite.

Pourtant Claude marque une évolution par rapport à ses prédécesseurs. Il fait montre d’une certaine ouverture, en respectant le choix de son fils de faire demeure séparée, il le soutient même en lui procurant une terre et en lui évitant l’enrôlement. Il se bat avec lui pour l’amélioration, voire la construction de chemins pour desservir leurs terres. On a cité dans l’épisode concernant Antoine, une lettre qu’ils adressent à plusieurs au maire, pour créer un chemin qui permette d’y accéder, sans faire de longs détours. Claude a-t-il réussi dans sa tentative ? A-t-il même participé à la communauté villageoise, voire au conseil municipal. Pour le savoir, il faudrait faire de longues recherches.

Claude est mort au début du règne de Louis XVIII (1815-1824), rassuré sans doute – malgré un contexte mouvementé - par le retour de la monarchie qui succède pour lui à quatre gouvernements : Louis XV, Louis XVI, la première République, Napoléon ; rassuré aussi d’avoir fini d’élever ses enfants, d’avoir eu le temps de marier au moins six d’entre eux et d’avoir, in extremis, pu prendre des dispositions favorables à Antoine pour la succession ; la dernière des filles, Marie, a seize ans accomplis. Antoine vient d’avoir trente-neuf ans. Il a eu aussi le temps de voir naître cinq petits enfants, dont seule une petite fille ne survivra pas… une majorité de filles, mais l’aîné est un garçon, Claude. Il a dix ans quand disparaît son grand-père (c’est celui que l’on appellera plus tard “claude aîné”, pour le distinguer de mon arrière-grand-père, “Claude jeune”).

Mort à soixante-trois ans en 1818 quelques mois après son épouse qui avait aussi le même âge, Claude n’aura pas la douleur de connaître la disparition d’enfants adultes, puisque les premiers décès surviennent neuf ans plus tard, ni les drames dont nous avons parlé... avec ses petits-enfants, Claude aîné – qui a dû aller aux assises - et surtout Annette Dufour, la “parricide”. Finalement, une vie accomplie… Il a pu transmettre un beau patrimoine, même s’il va être partagé.

Je ne veux pas terminer cet épisode sans une pensée pour Marie George, dont je ne connais que l’ascendance, les dates de naissance et décès. Était-elle belle, douce et effacée, ou bien, en tant que fille de marchand, une jeune femme dégourdie et pertinente ? Nous ne le saurons jamais. Mais, comme toutes les femmes de laboureurs de sa génération, elle devait travailler dur, les tâches prioritaires étant la préparation des repas, qui n’est pas confiée à l’époque aux domestiques, l’alimentation des animaux, l’entretien du jardin potager, le soin des enfants. Elle est aussi à la discrétion de son seigneur et maître, son mari, le pater familias… En effet, la place de la femme est bien particulière à ces époques : Le Christ est le chef de tout homme et l’homme est le chef de la femme… dit-on et Marie, comme toutes les femmes d’alors, d’obéir à Claude, même si elle sait comme le prendre. Il sera le maître des labours et des gros travaux, mais jamais il ne devra l’aider à préparer la soupe, tirer l’eau du puits, chercher les fagots et faire toutes les besognes du ménage. Il n’aurait pas tenu son rang et son honneur.

En un quart de siècle 1789-1815, années qui correspondent à la dernière partie de l’existence de Claude et de Marie George, l’ancienne aristocratie – la noblesse et le haut clergé – a perdu tous ses droits et privilèges. La bourgeoisie s’est affirmée comme la classe dirigeante du pays, elle s’est considérablement enrichie par l’achat de biens nationaux, car seule elle avait le moyen de les acquérir. La paysannerie est enfin délivrée des droits seigneuriaux, mais elle manque d’argent pour acheter beaucoup de terres. De plus, elle ne peut plus transmettre son patrimoine à un seul de ses enfants, ce qui va favoriser l’émiettement des propriétés et l’exode rural et annoncé le temps des ruptures, qui a fait l’objet de la première partie de la chronique.
Avec cet épisode, nous en avons fini de la deuxième partie, qui remontait à l’origine de ma lignée, pour parcourir un chemin, entre la fin du Moyen-âge et la Révolution française, intitulée : les pères de nos aïeux, la faim de terre.

Sources documentaires de la 2e partie de la chronique

Éléments généalogiques :

  • relevés effectués sur place dans les registres de la mairie de St Just-en-Chevalet, avec la participation par ordre alphabétique de Viginie Joathon, Jean Mathieu, Cyrille Pras, Gérard Pras, Daniel de Saint André, Michel Taboulet.
  • registres mis en ligne par les archives départementales.
  • transcription des actes mis en ligne par l’association ceux du Roannais.
  • tableaux communiqués par M. Coupet (famille George) ; Jean Canard (familles Michel, Pras, Veurier, de Roure) ; Gérard Pras (tableaux de fratries, notamment Coudour, Epinat, Oblette, Treille) ; Jean Mathieu, Gérard Pras (généalogie ascendante Tamain jusqu’à Antoine Baratin).
    Cette liste n’est pas exhaustive. Beaucoup m’ont aussi apporté des informations ponctuelles, précieuses. Que tous soient remerciés.

Actes notariés :

  • transmis par voie familiale.
  • transmis par l’association « Ceux du Roannais » après dépôt du notaire de St Just en 2004.
  • consultés aux archives départementales.

Ouvrages d’histoire générale :

  • L’Europe en 1492, portrait d’un continent. Franco Cardini.
  • Histoire de la France rurale de 1340 à 1789 - sous la direction de Georges Duby et Armand Wallon - Seuil, 1975 avec des extraits des textes d’Emmanuel Le Roy Ladurie.
  • Les paysans de France de l’an 1000 à l’an 2000, Arthur Comte, Plon 2000.
  • La Civilisation de l’Occident médiéval - Jacques le Goff .- Arthaud, 1964.
  • l’Europe - Fernand Braudel - Flammarion, 1987
  • L’univers des Celtes - Barry Cunliffe -Bibliothèque de l’Image, 1993.
  • Nouvelle histoire de la France - Jacques Marseille - Perrin, 2002.
  • Une famille de paysans, du Moyen Age à nos jours - Jacques Marseille .- Hachette, 1972.
  • Contexte, Thierry Sabot, édition Thisa, 2012.

Ouvrages sur le Forez ou spécifiques à un thème :

  • Au même pot et au même feu - Henriette Dussourd.
  • Forez, de la Madeleine au Pilat - auteurs multiples - Christine Bonneton, 1987.
  • Le Canton de St Just-en-Chevalet, abbé J.Prajoux, paru en 1893, réédité en 2001, Lorousse Editeur, collection Monographies des villes et villages de France, 310 pages.
  • Coutumes et superstitions en Forez, Robert Bouiller, ed musée Alice Taverne, 1974.
  • La Maison, usages domestiques roannais, musée Alice Tavern, 1986.
  • La maison des jours d’autrefois, Anne Pons, édition Guenot, 1980.

Les ouvrages de Jean Canard :

  • St Just en Chevalet et la région, sd.
  • Le sol et le sang de mes pères (1959).
  • Le grand Chemin- Montlune et St Thomas – déc. 1987, copy service - Roanne.
  • Mouvements de populations à St Just en Chevalet de 1677 à 1980 (1962).
  • Météorologie ancienne, notes du XVIè au XIXè siècle, 1959.
  • Inventaire sommaire des archives départementales tome 2 (antérieures à 1790) - 1951.
  • Les prêtres de Saint-Just-en-Chevalet, la société et les confréries, 1959.
  • Folklore Chrétien en Forez et en Lyonnais, jean Canard, imprimé A. Merlier (Lyon), 1952.

et bien sûr une nombreuse documentation et des illustrations trouvées sur internet (moteur de recherche : Google) !

A suivre : Et puisqu’il faut conclure, Ainsi se terminent les histoires…


[1Antoine Augustin Parmentier 1737-1813. Aide apothicaire aux armées, il participe à un concours en 1771 ayant pour titre : les végétaux pouvant remplacer ceux utilisés couramment. Son mémoire porte sur la pomme de terre qu’il mange en bouillie durant la guerre de Sept ans, alors en captivité à Dresde, en Allemagne.

[2Rétif de la Bretonne (1734-1806). écrivain français, dont l’œuvre abondante dresse un tableau réaliste des mœurs de l’époque. Un de ses livres « la Vie de mon père » paru en 1779 – souvent cité par les historiens - est particulièrement intéressant pour approcher la condition sociale du paysan.

[3L’habit du paysan : mes considérations sur cette question sont tirées des ouvrages que j’ai lus au moment de la version familiale, en l’an 2000. Plusieurs études ont été réalisées depuis pour ceux qui sont intéressés (cf plusieurs articles sur internet).

[4Après avoir désigné le meuble, s’est appliqué aussi au lieu où l’activité s’exerce !

[5Le port du béret : Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que c’était la coiffe des bagnards ! On revint alors au chapeau de feutre mou.

[6Les repas – même remarque que celle de la note précédente. Il existait très peu d’informations sur le sujet quand j’ai rédigé ce texte. Depuis plusieurs études ont été menées. Mais sur le fond, l’essentiel est là. A l’époque, nous nous sommes référée aux livres déjà cités : d’Henriette Lesourd sur les communautés paysannes au centre de la France et sur l’analyse des écrits de Rétif de la Bretonne, effectuée dans l’histoire du Monde Rural de Duby.

[7Une famille de paysans - Hachette, 1979.

[8Comparaison et évaluation des prix. Sur la base du tableau de Jean Fourastié présenté dans le Thema 2 de Thierry Sabot, Nous évaluons chaque fois des journées de 8 H de travail (c’est beaucoup plus à cette époque), mais sur 365 jours (c’est beaucoup moins au contraire, à cause de toutes les fêtes religieuses). Nous pensons que les deux se compensent plus ou moins

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