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Journal de déportation en Guyane et discours politiques

André-Daniel Laffon de Ladebat

Le jeudi 16 avril 2009, par Philippe de Ladebat

Ce livre contient le JOURNAL DE DÉPORTATION EN GUYANE et les principaux discours politiques d’André-Daniel Laffon de Ladebat, président du Conseil des Anciens sous le Directoire. D’après les manuscrits et documents originaux, édition introduite et commentée par Philippe P. Laffon de Ladebat.

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Première de couverture, 24/17

La présentation par l’éditeur : Négligées par l’histoire officielle de la Révolution française, les déportations politiques en Guyane après le coup d’État du Directoire du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) ont frappé près de 300 personnes : la moitié sont mortes sur place en moins de deux ans. Au nombre des seize premiers « déportés de fructidor », André-Daniel Laffon de Ladebat, Président du Conseil des Anciens, a retracé quotidiennement dans son Journal son voyage et son exil forcés dans la Guyane de la fin du XVIIIe siècle, qualifiée alors de « guillotine sèche ».

Considéré par plusieurs historiens comme l’un des témoignages les plus importants et les plus factuels sur les « déportations de fructidor », la présente édition annotée de ce Journal de déportation est complété par une biographie de son auteur et par ses principaux discours politiques :

  • «  Discours sur la nécessité et les moyens de détruire l’esclavage dans les colonies »,
  • « Discours au Tiers-état de Bordeaux » et
  • projet de « Déclaration des droits de l’homme ».

La présentation par Philippe P. Laffon de Ladebat : C’est peu avant sa mort qu’André-Daniel Laffon de Ladebat va rassembler toutes les notes qu’il avait prises tout au long de sa déportation à Sinnamary. « Je charge mes enfants, tous également chers à mon cœur, de justifier ma mémoire, soit en publiant les écrits que je laisse, soit en recueillant eux-mêmes tout ce qui prouve la pureté de ma conduite, et ma fidélité à la Patrie. » écrit-il dans son testament.
Rédigées au jour le jour, mêlant les préoccupations les plus matérielles de survie aux réflexions politiques ou philosophiques, parsemées d’observations sur ses compagnons d’infortune et les autorités locales, ces notes constituent un témoignage historique sur des événements peu connus de cette période du Directoire en Guyane française. Ses nombreuses observations sur la population, la faune et la flore apportent aussi beaucoup de renseignements sur ce lointain département français à la fin du XVIIIe siècle.

Plusieurs compagnons de déportation de Laffon de Ladebat (Barbé-Marbois, Barthélémy, Dossonville, Pichegru, La Rue, La Villeurnois, Ramel, Tronson du Coudray) ont rédigé des journaux ou mémoires de ces premières déportations politiques en Guyane. L’historien Frédéric Masson notait à propos d’une édition de 1912, épuisée, du journal de Laffon-Ladebat qu’il se devait de « mettre au jour un document qui est assurément un des plus importants sur la Déportation de Fructidor ».

L’historienne Anne Lebel observe pour sa part dans son étude : Les déportés de fructidor an V à la Guyane. Mémoires et réalités historiques « Les écrits de Laffon de Ladebat contrastent singulièrement avec ceux laissés par ses compagnons de déportation. Il écrivit au jour le jour, sans polémique, le récit des journées partagées entre sa découverte de la nature guyanaise, ses promenades à travers la forêt, les lettres écrites et reçues, la presse tant attendue, les bruits qui courent, ses contacts avec l’agent du Directoire, les tensions qui ont existé entre des hommes si différents. Seule la période pendant laquelle meurent plusieurs de ses compagnons semble ébranler cette relative sérénité et lui inspire des visions de terreur difficile à vivre ».

Le sommaire :

  • AVANT-PROPOS et
  • VIE D’ANDRÉ-DANIEL LAFFON DE LADEBAT

JOURNAL DE DÉPORTATION EN GUYANE
DEPUIS L’ÉPOQUE DE MON ARRESTATION
LE 18 FRUCTIDOR AN V (4 septembre 1797)

  • Première partie
    ARRESTATION ET EMPRISONNEMENT AU TEMPLE
    (Du 17 fructidor An V – 3 septembre 1797,
    au 22 fructidor An V – 8 septembre 1797)
  • Seconde partie
    DU TEMPLE À ROCHEFORT ET NAVIGATION VERS
    CAYENNE (Du 23 fructidor An V – 9 septembre 1797
    – au 22 brumaire An VI – 12 novembre 1797)
  • Troisième partie
    ARRIVÉE ET PREMIER SÉJOUR À CAYENNE DÉPART POUR SINNAMARY (Du 23 brumaire An VI – 11 novembre 1797– au 6 frimaire An VI – 26 novembre 1797)
  • Quatrième partie
    PREMIER SÉJOUR À SINNAMARY (Du 7 frimaire An VI –
    27 novembre 1797 – au 26 nivôse An VII – 15 janvier 1799)
  • Cinquième partie
    ROUTE DE SINNAMARY À CAYENNE ET SECOND SÉJOUR
    À CAYENNE (Du 27 nivôse An VII – 16 janvier 1798
    – au 15 ventôse An VII – 5 mars 1799)
  • Sixième partie
    ROUTE DE CAYENNE À SINNAMARY ET SECOND SÉJOUR
    A SINNAMARY (Du 15 ventôse An VII – 5 mars 1799
    – au 14 thermidor An VII – 1er août 1799)
  • Septième partie
    ROUTE DE SINNAMARY À CAYENNE ET DERNIER SÉJOUR À CAYENNE (Du 15 thermidor An VII – 2 août 1799
    – au 3 pluviôse An VIII – 23 janvier 1800)
  • Huitième partie
    DE CAYENNE À LA FRANCE ET RETOUR À PARIS
    (Du 4 pluviôse An VIII – 24 janvier 1800 – au 13 ventôse An VIII
    – 4 mars 1800)

Iconographie

DISCOURS SUR LA NÉCESSITÉ ET LES MOYENS
DE DÉTRUIRE L’ESCLAVAGE DANS LES COLONIES
(26 août 1788)

DISCOURS AU TIERS ÉTAT DE BORDEAUX
(12 décembre 1788)

DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME
(13 août 1789)

Repères lexicaux et index des notes

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Première page du journal manuscrit

L’auteur : Après la fac de sciences économiques et un master développement des organisations, Philippe de Ladebat a conduit des missions de consultant en communication d’entreprise et en développement des ressources humaines au sein de grands cabinets de conseil. Directeur de l’emploi et de la formation dans un grand groupe bancaire jusqu’à ces dernières années, il se consacre aujourd’hui à des recherches biographiques et à des publications dans des revues et sur le web. Passionné depuis toujours par l’histoire de France, son intérêt se porte aujourd’hui sur les à-côtés ou les coulisses de l’histoire officielle de la Révolution de 1789, mais aussi sur la guerre sur mer au XVIIIe siècle. Son attirance pour la mer et les bateaux le conduit plutôt en Bretagne sud, malgré ses origines bordelaises.

Philippe de Ladebat est aussi auteur sur www.histoire-genealogie.com

Un extrait :

  • 5 pluviôse An VI – J’ai assez mal dormi cette nuit ; je me suis réveillé dans la nuit et je n’ai entendu que trois coups de l’horloge qui sonnait, de sorte que j’ai cru qu’il était trois heures. Lorsque je dois partir de bonne heure, je suis presque toujours sûr de ne pas dormir.
    Je me suis levé à quatre heures et demie, mais avant que tout ait été prêt pour notre départ, il était six heures. J’ai pris un verre de limonade avant de partir.

Nous nous sommes embarqués dans une pirogue, Marbois, Tronson, Pichegru, Willot, Rodrigues, neveu de Mme Tryon, deux nègres de Mme Tryon et mon cuisinier. Un autre nègre et un Indien sont partis avant nous dans une petite pirogue. Nous avons craint d’avoir de la pluie, et c’est ce qui nous a un peu retardés. Nous n’avons éprouvé que quelques grains très légers pendant la route. Le temps a été superbe. Nous avons presque toujours remonté à l’ombre des palétuviers, qui partout bordent la rivière. L’épaisseur de ces bois, leur variété, l’odeur des fleurs dans quelques endroits rendent cette rivière délicieuse à parcourir. J’avais pris une boussole pour relever les sinuosités qu’elle fait ; mais j’ai remis cette opération au retour, pour en avoir d’abord une idée générale, et pour mieux diriger mon travail.

La variété des arbres et des plantes étonne, et on voudrait s’arrêter à chaque pas pour les examiner. Les coques de cacao sauvage, la forme variée des siliques, de quelques lianes suspendues de différentes manières, les guirlandes de fleurs entrelacées jusqu’au haut des arbres, le silence de ces bois antiques et de ces rives inhabitées, qui n’est troublé que par la voix de quelques oiseaux, ajoute à l’intérêt de cette scène, nouvelle pour des hommes qui habitent comme nous des lieux où l’on retrouve partout les traces de l’industrie humaine, qui quelquefois seconde la nature, mais plus souvent la déforme et l’enchaîne.
Cette promenade serait délicieuse si l’on avait ici des embarcations plus commodes ; mais on est assis sur des bancs très étroits où l’on peut à peine faire le moindre mouvement. Il est impossible dans cette gène de prendre aucune note ou aucun dessin des accidents divers que présentent les bords de la rivière. Si j’étais condamné à demeurer ici, je me ferais faire un canot léger dans lequel j’aurais une petite chambre et les commodités nécessaires pour pouvoir écrire et dessiner.
Nous avons mis cinq heures et demie pour arriver au premier village des Indiens, qui se trouve sur la rive droite de la rivière de Sinnamary. Nous y avons été reçus en descendant par le vieux Simapo, capitaine de ce village. Il s’était, pour nous faire honneur, revêtu d’une chemise européenne très sale, et il avait à la main son bâton de capitaine, qui est un jonc à pomme d’argent, qui leur est donné par le gouvernement de Cayenne.
Les autres Indiens portaient leurs plus beaux ornements ; ils se drapaient à la romaine avec des étoffes de coton. Les femmes étaient dans le costume que j’ai déjà décrit.

On descend par de petits embarcadères pratiqués dans les palétuviers qui bordent le rivage. Les terres sont élevées de 7 à 8 pieds au-dessus du niveau de la rivière. On nous a conduits au tapoï, grande case ouverte au nord et au sud, où ils enterrent leurs morts et où ils se tiennent pendant le jour. Leurs casbahs ou cases particulières sont disposées autour du tapoï, sans aucun ordre ; quelques plantes potagères sont plantées çà et là sans ordre et presque sans culture, autour de leurs habitations. Ils ont quelques bananiers, quelques poules, et, dans des abatis qu’ils ont plus loin, ils cultivent un peu de manioc. Ils font avec assez d’adresse quelques vases de terre, quelques hamacs de coton ou d’écorce de palmier, quelques ouvrages en paille, leurs arcs et leurs flèches, leurs cases, voilà à peu près toute leur industrie et tous leurs arts.

Tous les habitants de ce village, au nombre de 20 ou 25 au plus, en comptant les femmes et les enfants, sont venus nous voir ; mais, avec cette indifférence qui caractérise le sauvage, ils paraissaient plus occupés des présents que nous aurions à leur faire que de tout autre objet. Au reste, comme ils viennent souvent dans nos établissements, la vue d’un Européen n’est plus pour eux un spectacle nouveau ; mais ils n’ont pas même la curiosité et l’intérêt que nous montrons lorsque nous voyons un homme d’une autre nation qui nous est présenté pour la première fois.

Nous sommes arrivés un mauvais jour pour être bien reçus. Ils étaient « en boisson ». Il faut avoir vu cette dégoûtante orgie pour s’en faire une idée. Tous les quinze jours au moins, et plus souvent quand il y a des occasions particulières, un des Indiens du village « donne la boisson ». À cet effet, ils remplissent trois canaris21 au moins et souvent beaucoup plus, suivant l’importance de la cérémonie, d’une liqueur fermentée faite avec du manioc, qui ressemble assez à un bouillon très clair. Hommes, femmes, enfants, ils boivent tous, et ils commencent le matin au premier chant du coq ; ils continuent à boire le jour, la nuit, jusqu’à ce que les canaris soient entièrement vides.
Chacun de ces canaris m’a paru contenir au moins 15 à 20 seaux de boisson. Ils ne mangent point pendant toute cette cérémonie. Ils vomissent et ils continuent à boire.
Ils se peignent ce jour-là de nouveau avec le roucou, ils se coupent avec le plus grand soin leurs cheveux et leurs sourcils avec des rasoirs, ils s’ornent la figure avec une liqueur noire, ils se parent de leurs plus beaux ornements. J’ai vu un de ces Indiens faire sa toilette, sa femme lui appliquait une espèce de pâte de roucou, et ensuite avec une espèce d’huile de palmier elle étendait cette huile sur toutes les parties du corps de son mari ; d’autres dans le même temps peignaient leurs cheveux et leurs sourcils en noir. Ils sont incapables de rien faire pendant cette cérémonie. Ce n’est que par grâce que nous avons pu obtenir que deux hommes partissent à la chasse et à la pêche pour pourvoir à notre souper.

Pour notre dîner nous n’avons pu avoir qu’un coq et une poule, mais nous avons envoyé abattre un chou à coups de hache. Ce qui paraît fort extraordinaire. C’est le chou-palmiste qu’on cueille ainsi ; il faut abattre l’arbre pour avoir le fruit. La tige supérieure de plusieurs palmiers dépouillée de ses enveloppes donne une espèce de fruit, semblable, ou meilleur pour la saveur, au plus excellent navet. On peut le manger cru ou bouilli avec la soupe, avec toute espèce de viande ou de salade. Lorsque Montesquieu a dit que les sauvages, pour cueillir le fruit, abattent l’arbre, il a dit un fait très vrai ; mais il attribuait à l’imprévoyance du sauvage ce qui est commandé par la nature elle-même. Si l’on coupait la tige dans le haut, elle ne se reproduirait pas et l’arbre serait également perdu. Cependant l’image, quoiqu’elle ne soit pas tout à fait juste, n’en est pas moins belle et n’en peint pas moins bien le caractère du despotisme.

Nous avons eu un excellent souper et nous avons eu un très bon dîner que nous avons mangé de très bon appétit. On respire ici avec plus de facilité.
L’après-midi, Pichegru, Marbois, Tronson et moi, nous sommes allés voir Dominique, Indien qui est établi avec sa famille à une petite demi-lieue de Simaporou sur la rive gauche de la rivière de Sinnamary. Les terres sont assez hautes dans cette partie et son carbet est situé d’une manière très pittoresque. Il vit là, sans être sous la dépendance d’aucun capitaine, avec sa femme qui est âgée, sa fille qui peut avoir quinze à dix-huit ans et deux jeunes garçons de douze à quatorze ans. Il parle assez bien français.
Il paraît industrieux et travailleur. Nous sommes allés avec lui voir son abatis. Nous sommes enfin entrés là dans les grands bois, où nous avons marché par un petit sentier environ un gros quart de lieue avant d’arriver à cet abatis. Ce bois frappait d’étonnement ; on y trouve des arbres d’une hauteur et d’une grosseur extraordinaires. Leurs troncs s’élèvent sur des racines de la forme la plus singulière ; elles présentent des faces plates et perpendiculaires comme des murs antiques garnis de mousse. Nous avons remarqué cependant que les vieux arbres sont assez rares, et que les plus grandes masses sont composées de jeunes arbres. Ces bois sont très épais, et il faudrait monter plus haut pour bien connaître ce qu’on appelle les grands bois. L’abatis de Dominique nous a paru bien tenu, et très grand pour être le travail d’un seul homme et de ses jeunes enfants. Il faut d’ailleurs remarquer qu’il est souvent détourné par la chasse, par la pêche ou par les voyages que lui font faire divers particuliers. Il est d’ailleurs adonné à la boisson comme tous les Indiens. Cependant, ce que j’ai vu là me prouve, qu’avec des règlements sages, on parviendrait à civiliser ces peuplades, et à les arracher à la destruction qui les menace.

La fille et la femme de Dominique m’ont donné deux espèces de grandes terrines qu’elles avaient faites pour moi, et que je leur avais demandées il y a un mois environ, lorsqu’elles vinrent à Sinnamary avec Dominique que je connaissais déjà.
Les Indiennes font ces vases avec une espèce d’argile gris de fer, qui est assez abondante dans le pays. Elles les font à la main ; elles les peignent ensuite avec du roucou, ou avec d’autres couleurs que leur fournissent quelques plantes ou quelques arbres, et, pour rendre ces couleurs solides, elles les mêlent avec de la gomme de chimiri qu’elles extraient d’un arbre appelé kroubari 22. Elles appellent la terre dont elles se servent pour faire ces vases : orinan.

Nous sommes revenus à Simaporou vers le soir ; nous avons eu le plus beau temps du monde pour cette promenade.
Nous avons soupé avec un excellent poisson que les Indiens nous ont apporté et qui est appelé coumarou23. C’est un poisson plat extrêmement fin. La tête surtout, que j’ai mangée, est délicieuse. Marbois, qui y voit assez mal, et qui avait quelques arêtes, croyait aussi avoir mangé la tête, de sorte que nous nous disputions assez plaisamment à cet égard. Nous avons mangé aussi un Muruye (C’est le muruil yawa, faisan verdâtre de Cayenne ; voyez Bomare).
Nous nous sommes couchés de bonne heure. Mon hamac était tendu sur la tombe d’une femme de Simaporou enterrée depuis cinq ou six jours. Je l’ai changé de place et je l’ai mis un peu plus loin, car je craignais un peu les exhalaisons de cette fosse.
Nous nous sommes trouvés très bien couchés dans les hamacs. Willot a eu un peu de fièvre. Les insectes nous ont tourmentés. Les Indiens ont continué à boire toute la nuit ; aucun n’est resté dans le tapouï 24 où nous avons passé la nuit. De temps en temps, nous entendions leurs chants et leurs instruments monotones ; malgré cela, j’ai assez bien dormi.

  • 6 pluviôse. – Nous avons déjeuné avec des bananes. Nous n’avons pas pu nous promener, la rosée était trop abondante. Nous n’avons pu avoir pour notre dîner qu’une poule, un coq et un chou-maripa25 que nous avons encore envoyé abattre par nos Noirs.
    J’ai acheté pour trois livres un arc indien et quelques flèches.
    Nous avons conversé avec les Indiens autant qu’il nous a été possible de les entendre et de nous en faire entendre.

L’un d’eux, nommé Toussaint, me demandait hier si c’était nous qui avions tué le Roi. Je lui ai dit que ce n’était point nous, que nous n’avions tué personne. Si Rovère et Bourdon avaient été avec nous, Bourdon aurait cru que nous avions dicté cette question. Un de ces Indiens me disait un instant après : « Il faut toujours un maître ». Il serait difficile en effet de leur faire entendre ce que c’est qu’une République. Ils ne connaissent que l’obéissance à leur capitaine, et celle de leur capitaine aux volontés de l’agent. Je leur ai demandé s’ils avaient été contents que le Roi eût été tué. Cette question les a embarrassés et ils m’ont répondu très vaguement. J’ai bien vu qu’on avait cherché à leur persuader qu’ils devaient en être contents ; mais qu’on ne les avait pas convaincus. Pendant que nous étions à l’abatis de Dominique, Toussaint, dont j’ai déjà parlé, a demandé à Pichegru que nous avions laissé avec lui dans le carbet, s’il était vrai que maintenant, en France, nous buvions du sang. Cette terrible question devrait être adressée aux monstres qui ont souillé de leurs crimes notre malheureuse patrie.

Ce matin, pendant qu’assis sur mon hamac je dessinais une masse d’arbres qui est au nord du tapouï, j’ai vu un long serpent qui entrait dans le tapouï, et qui n’était plus qu’à quelques pas de Marbois qui dessinait aussi sur son hamac. Je lui ai crié de se lever. Le serpent voyant ce mouvement s’est détourné. Pichegru a pris son fusil et l’a tué sur la place. La charge a porté sur le milieu du corps. La tête et la queue ont été longtemps agitées encore ; mais le milieu du corps était comme cloué sur la terre. Les nègres l’appellent serpent chasseur ; il est très dangereux. C’est, je crois, le serpent caréné de Bomare.
Il paraît, d’après ce que nous disent les Indiens, qu’il y a eu sur leur nation une terrible maladie épidémique, qui s’est propagée depuis les bords de l’Orénoque ; c’est, disent-ils, cette maladie qui a ainsi affaibli leur population. Mais leurs absurdes « fêtes de boisson » suffiraient pour les détruire. Il y en avait trois ou quatre de malades, et, comme je l’ai dit, celle-ci n’était cependant qu’une « boisson de famille ». Dans les grandes fêtes, il est rare qu’il n’y ait pas des querelles et que le poison ne devienne pas l’instrument de leur vengeance.

Ce matin, nous avons été témoins d’un fait assez singulier. On avait tué à coups de flèches, comme c’est l’usage des Indiens, une poule pour notre dîner ; elle respirait encore étendue à terre à l’entrée du tapouï. Un coq est venu ; a tâché de la faire lever, a tourné autour d’elle, et, voyant qu’il ne réussissait pas, il l’a couverte. Voyant qu’elle ne se relevait pas, il a encore longtemps tourné, il nous regardait comme pour nous demander ce qu’elle avait, et il l’a enfin couverte une seconde fois, quoi qu’elle fût expirée.

Nous sommes repartis vers une heure et demie, par le plus beau temps du monde. En partant, nous avons fait sentir au capitaine Simapo que nous n’étions pas contents de l’accueil qu’il nous avait fait ; qu’on nous avait dit qu’il remplirait nos pirogues de poisson et de gibier, et qu’il ne nous en avait pas même donné pour dîner. Il s’est excusé sur la circonstance de leur « boisson » et sur la maladie de quelques-uns des Indiens de son village. Il nous a dit que si nous revenions, il nous traiterait mieux.
...

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