Yves m’a profondément marqué. C’était mon meilleur ami, mon alter ego, le frère que je n’ai pas eu.
Nous étions presque pareils, empreint d’absolu, de beauté, d’harmonie. Nous adorions la poésie, les auteurs anciens, et nous rebâtissions sans cesse un monde nouveau, où tout serait beau.
Il avait un an de moins que moi, et nous prenions le car ensemble, assez souvent, quand nous rentrions chez nos parents, à Orléans. Bien souvent, le lundi matin, c’était son père qui l’amenait en voiture à l’Institution où nous étions internes.
Son père était médecin à Orléans, dans le quartier de l’Argonne, et possédait une grande maison bourgeoise, avec un petit parc devant, que je rêvais d’habiter un jour, du moins une semblable.
Yves avait une soeur plus jeune que lui, et un frère aîné.
Il était toujours "dans la lune", jamais les pieds sur terre, comme l’on dit, et son esprit vagabondait sans cesse vers "l’ailleurs".
Souvent, il était admonesté par nos professeurs, car il ne suivait jamais complètement le fil de la classe.
Quand il avait oublié un devoir, était en retard ou pris en flagrant délit de rêverie, sa seule défense était toujours : "c’est pas ma faute !".
En récréation sur les "cours du haut", ou durant les longs week-end où nous séjournions longtemps, nous nous blotissions toujours dans un trou des hautes haies, le long du grillage, dissimulé par les feuilles et les herbes. Nous y discutions, nous y rêvions durant de longs laps de temps.
Nous y lisions, écrivions des poèmes... La conquête de l’espace en était à ses débuts et Gagarine, en 1961, avait été le premier homme à quitter notre planète. J’imaginais un monde futur où les voyages intersidéraux étaient une chose banale, et échafaudait théorie sur théorie sur cet avenir qui s’ouvrait.
C’était là ce qui nous différenciait ! Yves me suivait dans mes projections futures, mais il ne parlait jamais d’avenir pour lui-même. Il ne voyait que le passé qui avait fait en sorte qu’il existait, dans ce présent où nous vivions.
Il ne voyait, il n’espérait, il ne tendait que vers "un monde de lumière". Une sorte de monde resplendissant mais éthéré, où toute misère, toute bassesse, toute considération matérielle était annihilée, et où tout respirait l’harmonie. Une sorte de "pré-paradis" où il se serait senti utile et aurait été bien dans sa peau. C’était chez lui un leitmotiv.
Combien de fois a-t-il fallu que je la fasse "redescendre" pour regagner les "cours du bas" ou le dortoir !
Lorsque j’ai quitté l’Institution pour m’engager dans la Marine, nous nous sommes perdus de vue pendant quelques temps.
Puis nous nous sommes revus à diverses reprises lors de mes permissions, à Orléans, où je ne manquais pas de lui rendre visite.
Jusqu’à ce jour... Ce jour sombre où j’appris qu’il n’avait plus supporté ce monde réel, toutes ces contingences, et qu’il avait préféré détruire son corps et quitter ainsi ces lieux où il ne semblait pas avoir sa place.
Son corps est devenu poussière, mais son âme, elle, a dû rejoindre ce monde de lumière auquel il aspirait si intensément. Il doit y être bien... Il devait avoir 21 ou 22 ans ! Le souvenir reste éternel et tenace.
Tu vois, Yves, j’ai aujourd’hui près de 60 ans, et je suis toujours "en bas".
Mais je sais que tu me prépares une place près de toi, dans les haies du paradis.