La ville de Marmande se situe entre Bordeaux et Toulouse, non loin d’Agen.
Deux consuls de cette ville, par leur faiblesse et leur couardise, ont laissé s’accomplir sous leurs yeux, en 1453, des actes de férocité populaire, trop connus alors.
Il s’agit de Jehan de Sompère et Jehan de Guinhon, marchands, et deux des huit consuls de la cité.
En 1453, une épidémie exerçait ses ravages à Marmande. Le peuple, incapable d’attribuer à des causes naturelles le fléau qui le frappait, devait, comme toujours, en chercher de surnaturelles.
Dans ces sortes de cas, la meilleure ou la seule explication possible, c’était que le mal était dû à quelque art diabolique.
Quand les idées de sorcellerie étaient dans les têtes, on se doute des agissements qui pouvaient s’ensuivre à la moindre occasion.
Les choses en étaient là à Marmande, quand un habitant de la ville, Gaubert Chamfré, vint trouver ces deux consuls et leur dit en substance :
« Messeigneurs les consulz, il y a ung homme en ma maison qui vient de l’Armagnac, qui dit qu’il y a une femme sorcière prinse [1], laquelle accuse et dit que Jehanne Canay est sorcière : et pour ce advisez-y »
Il n’en fallut pas plus pour mettre le feu aux poudres !
Les deux consuls sus-nommés, avec le bailli [2], se rendent au lieu où se trouvait ladite Jehanne, l’arrêtent et l’emmènent en prison.
Sur le chemin, les gens se mettent aux fenêtres et devant leurs portes. Ils demandent ce dont il s’agit et on leur répond que l’on vient d’arrêter une sorcière.
Au fur et à mesure qu’ils progressent dans la cité, les esprits populaires se lèvent, s’enflamment, et on signale au bailli et aux deux consuls qu’il y a d’autres sorcières dans ces murs, et qu’il faut également les arrêter.
Ils enferment leur prisonnière et, comme il faisait déjà nuit, ils regagnent leurs maisons, sans rien faire d’autre à cet égard, malgré l’émotion du peuple.
Voyant cela, un rassemblement se forme, en pleine nuit, contenant au moins deux cent personnes. Après avoir délibéré, ils décident de se scinder en deux groupes, chacun conduit par un chef désigné sur le champ.
Ils prennent ainsi 10 ou 11 femmes, qu’ils enferment dans la prison municipale avec la première.
Ces habitants enragés, toujours dans la nuit, vont alors trouver les deux consuls pour les informer, et leur demander ce qu’on devait faire de ces femmes, disant qu’elles étaient toutes des sorcières.
Les consuls ne savent trop que faire. Il fut décidé qu’on les garderait dans la prison jusqu’au lendemain, et on enjoint aux consuls d’arrêter aussi, au plut tôt, une autre femme, nommée Péronne de Benville, accusée elle aussi de sorcellerie par cette vindicte populaire, et de faire sonner une cloche afin d’assembler les habitants de la ville et de décider du sort (déjà joué !) de toutes ces accusées.
Cette Péronne étant la marraine de l’un des deux consuls, ceux-ci demandent qu’elle ne fut point arrêtée.
La nuit se passe. Au matin, au son de la cloche, et contre l’avis des consuls, on arrête ladite Péronne, et les habitants se rassemblent au Prieuré de la ville.
Sans entendre les femmes, on décide de les mettre "à la question" [3] puis de les brûler vives.
Sous la torture, une nommée Cachète, une autre nommée Franque Joffre, et une autre nommée Languairande, confessent qu’elles sont sorcières et « qu’elles avoient usé de l’art de sorcerie, et fait mourir plusieurs enfans ».
Les deux consuls finissent par opiner quand on leur demande de brûler ces trois femmes, ce qui fut aussitôt fait.
Bien qu’elles aient « avoué » sous la question, le bailli ne veut pas condamner Jehanne Canay et Péronne de Benville, mais les habitants révoltés, qui ne sont pas d’accord, en viennent aux voies de fait, et menacent de tuer le bailli, s’emparent des deux femmes et les brûlent sur le champ, malgré l’intervention (pas très virulente !) des deux consuls.
Une nommée de Beulaigne et une nommée de Condon sont tellement torturées qu’elles en meurent un ou deux jours plus tard. Les autres femmes (4 ou 5) sont relaxées et laissées en vie.
Quelques temps plus tard, à cause de leur faiblesse et de leur laxisme, les deux consuls dont accusés d’avoir trop laissé faire le peuple, « sans y observer aucun ordre de droit », et sont appelés à comparaître devant le sénéchal d’Agenoys, à la requête du procureur de la sénéchaussée, leurs biens inventoriés et mis sous séquestre.
Quelle fut la punition ? Nous l’ignorons.
On ne sait ce qu’il advint d’eux, jusqu’à l’obtention, en 1457, d’une lettre de rémission leur accordant la grâce du roi.
Le fait s’était passé en 1453, date qui concorde avec le recouvrement de la Guyenne au royaume. Le rétablissement de l’autorité royale, dans cette province, s’annonçait donc par une plus ferme application des règles de la justice, puisque deux magistrats municipaux eurent à répondre devant elle de la faute grave d’avoir été, dans un moment critique, si fort en-dessous de leurs devoirs.
Et la lettre de rémission qu’ils obtinrent précise qu’on aurait rigoureusement procédé contre eux et leurs biens, « se [4] nostre grace et miséricorde ne leur estoit sur ce impartiz ». Au moins y a-t-il eu un début de justice. Autrement, leur comportement lâche et laxiste serait probablement « passé à l’as » !
Quant aux femmes en question ? Probablement des pauvres malheureuses qui étaient sans doute loin de s’être livrées à des pratiques de sorcellerie, et victimes de rancoeurs et de vengeances populaires. Il était si vite fait d’être accusé de sorcellerie en ces temps-là !
Source : D’après la Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 1848-1849, 2e série, t.V, p.372 à 376.