Le cerisier se venge
Dans la matinée du 27 mai 1914, à Landrévarzec (Finistère), une vingtaine de personnes s’activent à démolir un talus dans la propriété d’Yves Hénaff. Cette besogne fastidieuse demande beaucoup d’efforts, et les hommes, à la tâche depuis l’aube, s’arrêtent régulièrement pour se redonner des forces et boire, qui de l’eau, qui du cidre. La butte enfin arasée, il leur faut encore s’attaquer à un vieux cerisier, dernier vestige du talus.
Du haut de ses sept mètres, l’arbre semble les narguer, mais son sort est scellé et, sous les coups répétés des haches, il commence à pencher dangereusement. Quelques craquements sinistres plus tard, c’en est fini du grand fruitier qui gît à terre. Il n’est malheureusement pas le seul, car l’un des bûcherons, ne s’étant pas écarté à temps, est étendu dessous. Il décède peu après, sans avoir repris connaissance, écrit le journal local. Ses compagnons pleurent Jean-Martin Quafur, cinquante-six ans, journalier, époux de Marie-Jeanne Corriou. C’est une bien triste fin pour cet homme qui, dès l’enfance, a dû affronter des vents contraires. Déposé dans le tour de l’hospice de Quimper le 27 mars 1858, l’enfant, déclaré de père et mère inconnus, a hérité d’un nom improbable commençant par la lettre Q, comme pour tous les exposés de l’année . Il est relativement aisé de suivre son parcours jusqu’à ce maudit jour de mai 1914, et j’y reviendrai.
Un accident de la circulation
Il y a peu, quelle ne fut pas ma surprise de lire grâce à la bibliothèque de GENEANET Premium un fait divers dans "L’Union agricole du Finistère" : le récit d’une terrible collision de voitures, survenue le 22 septembre 1912 dans la descente de Kervir, à Ergué-Armel, commune limitrophe de Quimper. Les deux véhicules s’étant heurtés, les deux conducteurs, projetés de leur siège, furent jetés à terre. Si l’un d’entre eux en fut quitte pour quelques contusions sans gravité, l’autre, tombé sur le dos, ne se releva pas et succomba deux jours plus tard. L’homme, charretier de son état, revenait de Concarneau où il était allé transporter du mobilier. Cet accident de la circulation n’aurait pas mérité que je m’y attarde, si la victime, âgée de cinquante-quatre ans, ne s’était appelée Jean-Martin Quafur. Le journal précise que l’homme, domicilié à Quimper, rue Goarem-Dro, laisse une veuve (Marguerite Colin) et deux enfants.
Ainsi, deux hommes, portant les mêmes prénoms et le même patronyme, sont morts, l’un en 1912, l’autre en 1914. Rien d’exceptionnel à ce stade, mais l’affaire prend un nouveau tour lorsque l’on apprend que les deux sont des enfants trouvés, exposés à Creac’h-Euzen, semble-t-il dans la même période. Pour tenter de résoudre cette énigme, il nous faut suivre le parcours de ces deux personnes.
Jean-Martin Quafur
Celui qui décède en 1914 à Landrévarzec est inscrit sur le registre des naissances de l’état civil de Quimper à la date du 28 mars 1858. Ce jour-là, Catherine Latreille, nourrice sèche, vient déclarer à la mairie un enfant de sexe masculin, nouvellement né, déposé dans le tour de l’hospice la veille à neuf heures du soir. Après avoir décrit ses effets (un bonnet d’indienne rouge, une coiffe garnie de tulle, une chemise, trois linges et un maillot), elle communique au magistrat le nom et les prénoms choisis par la Mère supérieure, soit Jean-Martin Quafur.
Le nourrisson est confié à un couple de Briec, Jacques Jacq et Marie Barré. S’étant engagés à élever Jean-Martin comme leur propre fils jusqu’à l’âge de douze ans, ils reçoivent cinquante francs, une fortune pour ces journaliers. L’épouse vient de mettre au monde un deuxième enfant et allaite le nouveau venu. De cette période, l’on ne sait pas grand-chose. Au recensement de 1861, Jean Quafur, trois ans, est présent. Il faut quelque perspicacité pour le retrouver en 1866, car il est recensé sous le nom de Jean Martin. Les nourriciers ne se souviennent sans doute pas de son patronyme ! Qu’importe, car malgré sa petite taille, il semble convenir et, en 1870, lorsque le jeune garçon atteint l’âge fatidique de douze ans, le couple signe un nouvel engagement avec l’hospice. En échange du versement par le département d’une nouvelle somme de cinquante francs, Jacq, devenu propriétaire cultivateur au village de Kérisit, gardera gratuitement le jeune garçon jusqu’à sa majorité. Mais le patron meurt le 23 septembre 1871, et sa veuve, ne pouvant plus garder Jean-Martin, est contrainte de le placer chez des voisins, les Pennarun, puis les Jaouen, et enfin les Barré. Il quitte ce couple pour être dirigé vers le 71e régiment d’infanterie, à Saint-Brieuc.
Deux fois de suite, le conseil de révision l’a ajourné pour défaut de taille (1 m 55), avant de le déclarer apte au troisième passage. Ses obligations militaires accomplies, il revient à Briec où il est embauché par René Darcillon, propriétaire au village de Kerho. Celui-ci est l’un de ses témoins, le 26 avril 1885, lorsque, à vingt-sept ans, l’aide-cultivateur épouse Marie-Jeanne Corriou, vingt-quatre ans, aide-cultivatrice. Celle-ci met au monde deux enfants à Briec, puis trois à Landrévarzec, où le couple habite au bourg. C’est là que Marie-Jeanne apprend la mort de son mari. Une bien triste fin après une vie de labeur.
- Extrait du registre des mariages de la commune de Briec.
- Acte du 26 avril 1885.
Jean-Martin Quafur (père et mère inconnus) et Marie-Jeanne Corriou
Archives départementales du Finistère
Yves Quafer
C’est aussi celle qu’a connue l’autre Jean-Martin Quafur. Il apparaît dans cette histoire, le 5 juin 1883, lors de son mariage à Pluguffan. Le registre porte la mention : Jean-Martin Quafur, né à Quimper le 27 mars 1858, fils majeur de père et mère inconnus, comme il est constaté par son acte de naissance délivré au greffe du tribunal civil de Quimper. De trois ans son aînée, l’heureuse élue, Marguerite Colin, est originaire de Plozévet.
- Extrait du registre des mariages de la commune de Pluguffan
- Acte du 5 juin 1883
Jean-Martin Quafur (père et mère inconnus) et Marguerite Colin
Archives départementales du Finistère
Les deux Quafur auraient donc été exposés le même jour au tour de l’hospice. Les religieuses du Saint-Esprit manquaient parfois d’imagination, mais pas au point de donner la même identité à deux enfants abandonnés le même jour ! L’éventualité de jumeaux ne tient pas non plus car, dans ce cas, des noms différents étaient toujours attribués.
Les recensements de Pluguffan ne font état d’aucun Quafur. Le patronyme le plus proche est celui d’un certain Yves Quafer. D’après le registre des tutelles de l’hospice de Quimper , cet Yves Quafer, exposé le 26 mars 1858, a été mis en nourrice chez Martin Quéau, journalier à Pluguffan. Celui-ci l’a placé ensuite chez François Arhant, puis chez Corentin Guyader et Corentin Plouzennec. Quafer accomplit son service dans le 11e escadron du Train des équipages et on le retrouve en 1881, toujours à Pluguffan, chez Jean-Louis Marchand, où il est domestique en même temps qu’une certaine Marguerite Colin. C’est peut-être là que les jeunes gens se sont connus avant de se marier. Elle l’a fréquenté sous le nom de Quafer. A-t-elle été surprise d’épouser un Quafur ?
Au recensement de 1886, il s’appelle Yves Cafur. En 1891, Yves Cafer et Marguerite Colin ont deux enfants . Le couple Quafer apparaît encore en 1901 toujours à Pluguffan, mais plus en 1906, où leur fille Caroline Cafur, dix-neuf ans, est cuisinière chez les institutrices de l’école privée. Les parents sont partis habiter à Quimper, au 3 de la rue Goarem-Dro, près du marché aux bestiaux. Marguerite ne travaille pas et Yves, manœuvre corvéable à merci, change souvent de patron. C’est pour le compte du sieur Le Floc’h que, le 22 septembre 1912, il a ce terrible accident qui lui coûte la vie.
Yves Quafer, alias Jean-Martin Quafur, n’est plus. Son homonyme de Briec aura sans doute été surpris de lire dans le journal qu’un charretier du nom de Jean-Martin Quafur est mort le 24 septembre 1912, à sept heures du soir à Quimper. Le registre d’état civil précise que ce Quafur, né à Quimper le 27 mars 1858 et y domicilié, est fils de père et mère inconnus. Lors des obsèques à Saint-Corentin le 26, le vicaire écrit aussi Jean-Martin Quafur.
Un début d’explication
Le lecteur qui a eu le courage d’aller jusqu’au dénouement de cet imbroglio a droit à une explication, que je ne peux toutefois certifier exacte.
Lorsqu’un enfant est exposé, le plus souvent à la nuit tombée pour une question d’anonymat, il est dès le lendemain ausculté par le médecin attaché à l’hospice, puis baptisé par l’aumônier à la chapelle du Saint-Esprit, ou par un prêtre à la cathédrale Saint-Corentin. Ensuite, trois employés de l’hospice (un déclarant et deux témoins) vont le faire enregistrer à l’hôtel de ville. C’est ce qui s’est passé pour Jean-Martin Quafur, exposé le 27 mars et enregistré le 28. Yves Quafer, exposé le 26, ne figure pas sur le registre d’état civil, ni le 27 ni après ! Celui qui vient de nulle part y retourne par la négligence d’un scribe ou par celle du personnel de l’hospice.
Lorsque, désireux de se marier, Quafer se présente à la mairie de Pluguffan, on lui demande son acte de naissance. Interrogé, l’employé du greffe du tribunal constate que le nommé Quafer Yves n’existe pas. Que se passe-t-il à ce moment ? Qui prend alors la décision de produire à la place la fiche de celui qui a été exposé le lendemain, un nommé Jean-Martin Quafur ? Quelle importance ! Ce sont des enfants de l’hospice ! Passé le premier moment de surprise, Quafer, qui ne sait pas lire, pense peut-être que son "vrai" nom est Quafur. Mais alors, pourquoi se marie-t-il à l’église sous le nom d’Yves Quafer et s’obstine-t-il ensuite à se faire appeler Cafer, mais parfois, il est vrai, Cafur ? Si vous avez la solution, merci d’avance !
Épilogue
On espère qu’au Paradis, le bon saint Pierre, voyant arriver l’un après l’autre ces deux infortunés, n’aura pas eu trop de mal à donner à chacun sa véritable identité ! Un dernier détail : entre ces anciens enfants exposés, il y a un autre point commun. Lors de l’accident qui leur a coûté la vie, ils ont eu tous les deux le crâne fracturé !
Les ouvrages de Pierrick Chuto :
Auguste, un Blanc contre les diables Rouges , IIIe République et Taolennoù, Cléricaux contre laïcs en Basse-Bretagne et Du Reuz en Bigoudénie
Tous les détails sur le site de l’auteur : http://www.chuto.fr/