L’anecdote que nous allons relater ici s’est déroulée durant la guerre de 14/18.
Elle met en scène trois personnes, et c’est pour moi une belle histoire, même si, malheureusement, l’un des trois protagonistes n’est pas revenu de cet enfer, cette grande tourmente où tant de braves "poilus", de quelque origine qu’ils soient, ont disparu.
C’est le Père Ratisseau, Père Blanc, missionnaire au Soudan Français, qui nous fait part de ce souvenir de guerre. Laissons-le parler :
" Père, est-ce que tu ne vas pas nous baptiser ? Notre bataillon va partir au front, et personne n’est certain d’en revenir vivant.
Les deux tirailleurs qui m’interpellaient ainsi, Bala et Mamma, étaient deux de mes vieilles connaissances. Après leur avoir fait le cathéchisme au Soudan, sur les bords du fleuve Sénégal, pendant trois ans, je me trouvais avec eux en France, au camp du Courneau, où j’étais mobilisé et remplissais les fonctions de caporal infirmier."
Tout heureux de revoir ces chers catéchumènes, je leur demande des nouvelles de leurs villages.
" Comment vont les gens de Kakoulou ? "
" Ils vont très bien et te saluent."
" Et les gens de Sambaga (localité voisine de Kakoulou) ?"
" Les gens de Sambaga, notre village, vont très bien et te saluent."
" Vous désirez donc recevoir le baptême ?"
" Oui, Père ; tu sais que nous sommes depuis longtemps catéchumènes. C’est toi-même qui nous as instruits jusqu’à ton départ pour la guerre."
" Savez-vous bien tout votre cathéchisme ? N’avez-vous rien oublié ?"
" Nous n’avons rien oublié, Père : tu peux demander à Grégoire, notre camarade ; tous les jours nous repassons la doctrine avec lui."
" Eh bien ! je m’assurerai de votre instruction demain, et vous donnerai réponse. Continuez à bien prier le Bon Dieu".
Le lendemain après la soupe je m’acquitte de ma promesse. Devant une baraque "Adrian" je trouve Grégoire assis en compagnie de Mamma et de Bala.
" De quoi donc vous entretenez-vous ?"
" De choses sérieuses, Père : nous repassons le cathéchisme."
" Alors je vais voir si vous avez bien retenu ses leçons et les explications que je vous ai données".
Et je procède immédiatement à l’examen de mes deux candidats au baptême.
Il fait nuit noire quand on se sépare à la porte de ma baraque : ces braves enfants ayant voulu me reconduire "chez moi" pour jouir plus longtemps de mes exhortations.
Le lendemain et le surlendemain, nouveaux entretiens sur les grandes vérités pour achever leur préparation, et Bala de me dire :
"Père, dépêche-toi ! On a distribué des effets neufs ; nous partons incessamment".
Il n’y a donc pas de temps à perdre. Je vais trouver le commandant du bataillon.
" Mon commandant, lui dis-je, missionnaire au Soudan avant la mobilisation, je connais plusieurs tirailleurs de notre bataillon. Or deux d’entre eux veulent que je les baptise avant de partir pour le front."
" Si tel est leur désir, je n’y vois pas d’inconvénient. Baptisez-les dans la baraque où vous dites la messe le dimanche."
" Pardon, mon commandant ! il n’y a pas de fonds baptismaux dans ma baraque. Si vous le permettez, j’emmènerai mes deux jeunes gens à l’église de La Teste (à 8 kilomètres) pour les y baptiser."
" C’est bien ! Venez les prendre à deux heures, et vous les ramènerez vous-même au camp."
" Merci, mon commandant !"
Mamma et Bala sont sur mes talons.
" C’est pour ce soir, leur dis-je, tenez-vous prêts."
A l’heure dite nous prenons le train pour La Teste.
Monsieur le Curé, un peu surpris par notre arrivée, fait quelques difficultés pour procéder lui-même au baptême, alléguant son ignorance de la langue Soudanaise.
" Je vous servirai d’interprête, lui dis-je, et M. le vicaire et moi seront les parrains".
A la demande : "Quels noms voulez-vous prendre ?", Bala répond :"Je veux m’appeler Jacques."
Mamma, de son côté, opte pour le nom d’Eugène, et l’eau sainte coule sur leurs fronts.
On parle peu en revenant au camp : mes néophytes sont tout à leur bonheur. Sur le point d’arriver au Courneau, me tournant vers Eugène :
" Te voilà content ! Tu peux sans crainte aller au front maintenant".
" Oui, Père : quand on a l’âme pure, on n’a pas peur de la mort !".
Le lendemain matin les clairons donnaient le signal du départ". (Récit du Père Ratisseau)
Cette histoire est émouvante, n’est-ce pas ?
Ces deux habitants d’Afrique, loin de chez eux, mobilisés pour la guerre, retrouvent en France le missionnaire qu’ils connaissaient dans leur village, et lui demandent d’être baptisés avant de monter au front.
Si l’on formait les régiments de tirailleurs avec des soldats venus de tout l’Empire d’alors, les Pères étaient eux aussi mobilisés, et beaucoup y laisseront également leur vie.
Le Père nous fait part de son récit de manière un peu naïve, sans doute, mais emprunt d’une sincérité qu’on ne peut mettre en doute, comme c’était d’ailleurs le cas de la quasi totalité des Pères Blancs.
Soulevés par leur foi, leur bonne volonté et leur courage, ils quittaient tout pour aller évangéliser, et souvent avec des moyens précaires.
On ne va pas ici faire le procès de leurs actions, qu’on les juge positives ou négatives. Mais on peut dire tout de même qu’ils soignaient, guérissaient, vaccinaient et enseignaient dans des écoles qu’ils avaient créées. Ils construisaient des dispensaires, des hôpitaux, des silos et des maisons. Des églises aussi, bien sûr.
Ils inculquaient les bases de l’écriture, du calcul. Ils enseignaient les bonnes manières, les bonnes moeurs, l’hygiène, et prônaient l’abnégation et la non-violence.
Certains diront sans doute que cela était "dirigé", et bien d’autres choses encore. Leur mérité était au moins de le faire avec coeur et bonne volonté, mettant tout leur travail, toute leur énergie dans la tâche qu’ils s’étaient choisie, renonçant pour cela à une vie de famille qui aurait pu être calme et douillette.
Que sont devenus le Père et les deux tirailleurs ?
Le missionnaire a survécu à la guerre et, reparti en Afrique, dans la mission de Sambaga, il poursuivit son action sur les bords du fleuve Sénégal.
Eugène est revenu au pays... mais seul ! Jacques/Bala, son camarade, est tombé au champ d’honneur.
Cinq années plus tard se situe l’épilogue de cette histoire.
C’est encore le Père Ratisseau qui nous en fait part :
(...) "Soudain un homme se met à crier :
" Le vieux Sorokhoy appelle au secours près du sentier qui mène à Kakoulou !"
Sorokhoy, c’est le père de Jacques, le petit soldat sénégalais qui dort de son dernier sommeil sur la terre de France. Je l’avais rencontré la semaine précédente et l’avais trouvé atteint de phtisie très avancée.
" Enfants ! dis-je à mes auditeurs : récitons un Ave Maria !"
Puis je cours voir ce qui est arrivé au pauvre vieux.
A une centaine de mètres du village, j’entends des appels plaintifs. Les gens qui m’ont suivi restent sur le sentier, et me marquent la direction d’où partent les cris.
Après quelques détours dans les hautes herbes, j’arrive auprès d’un palmier nain entouré de quelques broussailles. Sorokhoy gît là, victime d’une subite hémorragie qui lui fait perdre tout son sang. Je m’agenouille à côté de lui, relève sa tête :
" Père, me dit-il, c’est toi qui viens me secourir ! il est trop tard, je suis fini !"
" C’est vrai, mon ami : le Bon Dieu t’appelle ; mais c’est afin de te rendre heureux pour toujours si tu veux croire en Lui, et être baptisé comme ton fils Jacques."
Alors je l’instruis de mon mieux, et sur son désir d’aller au ciel rejoindre son enfant bien-aimé, je prends dans ma sacoche une petite fiole d’eau bénite, et le baptise au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit.
Le surlendemain on portait en terre le nouveau néophyte et le ciel comptait un élu de plus." (Récit du Père Ratisseau)
Jacques, le "poilu" africain de 14/18, tirailleur, tombé au champ d’honneur pour un pays lointain qui était si peu sa patrie, méritait lui aussi qu’une petite place lui soit faite parmi tous les braves, les héros malgré eux, qui ont souffert et sont morts pour un combat qui n’était pas le leur.
Hommage lui soit ici rendu, ainsi qu’à tous ses camarades venus de si loin pour défendre notre pays et nos valeurs.
Source :
Récit du Père Ratisseau dans "Missions d’Afrique des Pères Blancs", n°296, février 1923, pages 59,60 et 61.