
Le dimanche 17 mars 1686, un peu avant minuit, une charrette tirée par des bœufs quitte le prieuré de Chanteuges. Elle est conduite par Vidal Séniqueute, laboureur de Montpinont [1], paroisse de Mazerat et Claude Chantel [2] aussi laboureur de Mazerat. Elle doit être bâchée car plusieurs personnes demandent ce qu’elle transporte. Le prieur [3], accompagné de deux valets, l’accompagne jusqu’au Bateau [4] où se trouve le bac pour franchir l’Allier. Le batelier, Étienne Frugières [5], fait passer l’attelage et les deux laboureurs qui prennent le chemin de la Chaise-Dieu.
Ici aussi, les garçons du batelier veulent savoir ce que transporte la charrette. Ils insistent et la suivent « sur environ cinq cens pas », puis, n’obtenant pas de réponse, se mettent à crier : « au secours nous sommes volés ! ».
C’est alors que le tocsin se met à sonner. Les habitants du bourg s’assemblent bruyamment et descendent vers le bac. Ils demandent le passage au batelier. Le prieur, resté de l’autre coté sur la rive lui crie de ne pas les faire passer. Mais devant le nombre : « il fut obligé de venir prendre lesdicts habitants [...] et en passa le plain bateau [...]. Et estant encore retourné pour en passer d’autres, ledict père prieur passa avec eux et leur demandoit où est ce qu’ils alloient. Ils répondirent qu’ils alloient faire leur bezougne. »
Les habitants prennent le grand chemin du Jarrisson qui passe dans les bois.
Se voyant suivis, et entendant que les habitants « dizoient entre eux que s’ils pouvoient les attraper ils les maltraiteroient », les deux laboureurs « se destournèrent du grand chemin et entrèrent dans un champt [...], dételèrent les bœufs [...] et les conduizirent environ vingt pas de là au pied d’un petit tertre, où ils se cachèrent, ayant laissé ledict chard »
Ils voient passer peu de temps après plusieurs habitants de Chanteuges : « trante ou quarante passèrent dans ledict grand chemin faizant grand bruit et dizant que sy on les attrapoit .. ». Les habitants recherchent le char et vont voir s’il n’est pas dans les métairies de Bénac ou Chairac.
Jacques Martinon, laboureur, métayer du sieur de Bonneville à Bénac, 55 ans, témoigne :
« Estant dans son lit [...] il avoit entandu que l’on sonnoit le tocsain [...] ce qui l’avoit obligé de se lever croyant que le feu estoit à quelque maison dudict lieu et ayant veu qu’il n’y avoit point aparance de feu il se recoucha. Mais le tocsin continuant à sonner, il se leva une seconde fois et s’estant mis à la fenestre il entandit un grand bruit dans le grand chemin et plusieurs personnes quy venoient vers ladicte méttairie de Bénat, lesquels passèrent sans sy arrêter allant du costé du bois. »

- Bénac (milieu du XXe siècle). À droite, la métairie.
Bernard Crosmarie [6], laboureur, de Fromenty, bouvier, 60 ans :
« le dimanche dixseptiesme dudict mois de mars sur les onze heures du soir plusieurs personnes qu’il ne connut pas vinrent heurter à la porte de la méttairie dudict sieur de Bonneville appellée Cheyrat [7] [...] lui demandèrent de la paille, et leur en ayant donné ce qu’ils voulurent, ils l’allèrent allumer à la maison de ladicte méttairie et se retirèrent »
Jacques Fournier, laboureur de Peyre, paroisse de Cerzat, demeurant à la métairie de Chairac, 30 ans déclare :
« ayant entendu du bruit dans la cour de ladicte méttairie, il s’estoit levé et avoit veu Crosmarie fermer la grande porte d’icelle [...], il luy avoit demandé qu’est ce qu’il faizoit là, lequel luy avoit respondu qu’il falloit qu’il y est quelque grand désordre à Chanteughe [...] qu’il avoit entendu sonner le tocsain […]. Il vit le père prieur dudict Chanteughe avec plusieurs autres personnes au nombre d’environ trante quy couroient tous […] dans le vergier venant à ladicte métairie [...] disant entre eux qu’il falloit entrer ou enfoncer la porte [...] qu’ils voyoient le chard à travers la porte. [...] les hommes entrèrent dans la cour, et ayant allumé des flambeaux de paille, ils cherchèrent partout et en se retirant, emportèrent un demi cent d’eschallas [8]. [...] et lesdicts hommes disoient audict prieur des parolles insolantes [...] et l’un d’eux avoit commencé de mettre le feu à un monceau d’eschalas [...] »
Les habitants finissent par découvrir le char et le ramènent à Chanteuges : « [ils] trouvèrent ledict char […] et à mesme temps se mirent à crier : au secours voicy le chard, et tous s’assemblèrent autour d’icelluy au nombre de quarante ou cinquante hommes. »
Après le départ des habitants, Chantel et Seniqueute menèrent les bœufs à la métairie de Cheyrac. Là, le métayer leur dit « que lesdicts habitans de Chanteughe estoient venus dans sa maison, grange et, estable et avoient cherché partout avec beaucoup de désordre et luy avoient bruslé environ deux cens eschalas quy estoient en un monceau dans la cour »
« estant pour lors grand jour », Chantel dit alors à Seniqueute « d’aller audict Chanteughe voir ce qu’on avoit faict de son chard » puis il part à Mazerat avec les bœufs de Seniqueute qui arrive le même soir et lui dit : « qu’il avoit trouvé proche la porte du chasteau cinq ou six hommes quy luy demandèrent ce qu’il cherchoit et leur ayant dit qu’il cherchoit son chard, luy dirent que s’il avoit aporté un sac il pourroit y aller prandre les cendres et lui montrèrent le lieu où ledict chard avoit esté bruslé où il y avoit encore du feu. » Puis « [il] entra dans ledict chasteau de Chanteughe et d’abord le vallet [des religieux] dict : voicy l’homme du chard, on ne l’a pas tué. Et le père prieur dudict Chanteughe avec deux autres religieux [lui] dirent qu’ils avoient peur que lesdicts habitants de Chanteughe l’ussent mal traité.[…] »
Mais en fait tout avait commencé la veille, le 16 mars. Claude Chantel le précise :
« ayant eu ordre de la part des pères [9] de suivre leur charrette pour porter une couleuvrine [10] ou fauconneau qui estoit dans le chasteau de Chanteughe, dans la ville de la Chazedieu, il alla le samedi seiziesme mars dernier dans ledict lieu de Chanteughe avec le nommé Vidal Seniqueute, [...], conduisant tous deux la charrette dudict Seniqueute. Ils séjournèrent tout le dimanche dans ledict lieu de Chanteughe et en partirent environ la minuit avec ladicte charrette sur laquelle ils avoient mis ladicte couleuvrine avec un serpent de muzique et quelques autres hardes. »
Leur autorité bafouée, les moines de la Chaize-Dieu, seigneurs des lieux, portent plainte auprès de l’intendant d’Auvergne, monsieur de Berulle [11] :
« les religieux bénédictins prieur et couvent de l’abbaye de la Chezedieu [...], ayant voulu faire conduire une coluvrine ou fauconneau qui leur appartient en propriété et qui se trouvoit pour lors dans le château et monastère de Chanteuge [...] pour faire honneur à la feste de St Benoît […], les habitants dudit Chanteuges par un attentat séditieux et émotion populaire, se seroient mutinés, par le conseil et mouvement de mre Simon Dulac, baylif, au bruit du beffroy et par la connivance de mre Gilbert Thomas curé dudit lieu qui leur fournit la clé de l’église [...] pour faire sonner le tocsain entre neuf et dix heures du soir, par Louis Frugeyre, dit duloy, pour empêcher le transport de la dite pièce et d’un serpent de musique ».
Ils accusent nommément plusieurs personnes :
« les nommés Dulac [12] fils dudit baylif, Pégayre, fils de la lieutenante [13], Jean [14] et Pierre [15] Duchamp, Coste le fils, le fils de Mathieu Chalier, Jacques Brugeron, Amable Malio, et plusieurs autres au nombre de plus de quarente qu’on n’a pas encore peu distinguer, ayant à la teste un autre Pegeyre, greffier [16] dudit lieu, les uns ayant l’épée au coté, les autres à la main toute nue, et les autres des gros bâtons et autres armes [...] »
Tout ce monde cherchait la couleuvrine « criant tout haut : à moy ! à moy ! et protestant en reniant le saint nom de dieu et disant plusieurs autres paroles insolentes, que s’ils la rencontroient il feroient brûler les boeufs et la charette devant la porte dudit château et qu’ils bailleroient tant des coups aux charretiers qu’ils leur fairoient perdre la vie. »
Le prieur « appréhendant qu’il n’arrivât quelque plus grand malheur et quelque meurtre en la personne desdits charretiers » rejoint le groupe d’habitants et tente de « leur représenter leur devoir et leur faire comprendre que […] ladite coleuvrine […] seroit remise dans ledit château et couvent pour le plus tard dans dix jours. »
Les habitants ne l’écoutent pas et « se jettent sur lui, le prennent par son scapulaire et luy portant le poinct sur le visage luy disent : tu fairois bien mieux d’être dans ton monastère, avec plusieurs autres paroles injurieuses, mais puisque tu es icy il faut que tu nous montres et la charrette et les charretiers et les boeufs et la coleuvrine, continuant toujours dans les blasphèmes et reniements du saint nom de Dieu. »
Puis ils s’en prennent aux valets :
« En même temps ils se jetterent contre eux et principalement ledit Péghaire greffier, avec plus de fureur que tous sur le nommé Pierre, dit Lavergne, natif de Pébrac, auquel il bailla tant des coups de poinct et tous tant des coups de bâton que le sang en sortit en abondance. Et après l’avoir laissé demy mort, ses habits déchirés, tous crièrent hautement qu’il le falloit noyer dans la rivière qui étoit tout proche, s’il ne leur montroit point la charrette et la coleuvrine avec ceux qui la conduisoient. »
Les habitants vont ensuite dans les métairies et finissent par trouver la charrette :
« Et l’ayant rencontrée ils la conduisirent eux mêmes parmi les railleries dans l’église parroissiale [17] dudit Chanteuge, [...] et l’ayant laissée dans ladite église, ils prirent la charrette et l’allèrent brûler à la porte dudit château, heurtant à grands coups à la porte dudit monastère, se gaussant et invitant les religieux à se venir chauffer à leurs dépens. »
Dans leur conclusion les religieux, écrivant « que c’est une entreprise tout à fait criminelle, un attroupement nocturne et une sédition populaire », demandent qu’un magistrat autre que ceux de Chanteuges « suspects aux suppliants » soit commis et que « ladite coleuvrine avec le serpent de musique seront rapportés audit château et couvent de Chanteuge aux frais et dépens des coupables ».
Les moines font citer des témoins, dont l’un de leurs valets, Pierre Pellon, natif de Pébrac, 37 ans. Son témoignage recoupe les précédents. Arrivé au bac avec le prieur et l’autre valet, il reconnaît parmi les habitants « le fils de la lieutenante, le nommé Pégère greffier, Jean Duchamp nepote [18] du sieur Duchamp chirurgien et le fils de Jean Pégère [19], non les autres, un desquels avoit une espée ».
Aux habitants qui lui disaient « que s’estoit un voleur d’avoir pris ladicte couleuvrine » le prieur respondit « qu’il ne la desrobe pas et qu’il en avoit donné son billet au sieur Jarrel, fermier, de la remettre dans dix ou quinze jours » ce à quoi ils répondirent « que ladicte couleuvrine n’appartenoit pas audict Jarrel mais ausdicts habitants ».
La suite du témoignage recoupe la plainte des moines. Et tout finit par ce feu de joie aux portes du château : « ils firent brusler ledict chard, chantan et danssant autour du feu ».
La plainte suit rapidement son cours. Pierre de Bérulle, intendant de la province commet Pierre Dalbine, bailly de Brioude pour mener l’enquête [20].
Quinze jours après, Dalbine recueille ainsi les témoignages cités plus haut ainsi que d’autres [21] qui confirment les faits.
On remarque que seuls apparaissent les témoins [22] cités par les requérants (les « plaintifs ») dont certains sont d’ailleurs impliqués dans cette histoire ou liés aux moines. On ne connaît pas la version des habitants de Chanteuges : ont-ils cité des témoins ?

L’absence de documents ne permet pas de le savoir ni de connaître la sentence.
Comment expliquer que les religieux se soient mis à dos toute la population, jusqu’aux autorités, y compris le bailli ?
Vu la rapidité de la réaction des habitants en pleine nuit, sans même parler des questions posées par plusieurs personnes quant au contenu de la charrette, on peut penser que l’affaire était éventée.
Et les excès de précautions prises par les moines (un attelage provenant d’un lieu éloigné, un départ de nuit) ont au mieux été inutiles, au pire ont eu l’effet inverse tellement ils apparaissaient inhabituels et n’ont pu que confirmer leurs craintes.
Toujours est-il qu’ils traduisent un certain embarras des moines : ils savaient sans aucun doute l’opposition de la population au départ de la couleuvrine, mais habitués à être les maîtres, pourquoi s’en seraient-ils soucié ? Et d’ailleurs, leur appartenait-elle vraiment ? La population semblait persuadée du contraire. Aurait-elle contribué à son achat, en totalité ou non, et s’en serait-elle alors senti propriétaire ?
Ce fort attachement à la couleuvrine, pièce sans doute désuète à cette époque, au point de s’opposer frontalement au pouvoir seigneurial, pourrait aussi s’expliquer par le fait que le château n’était pas qu’un monastère abritant juste quelques moines, mais était resté dans l’esprit de la communauté villageoise, avec ses murailles [23] crénelées, sa tour, ses mâchicoulis et sa couleuvrine une place défensive apte à la protéger.
Mais cela ne serait-il pas aussi, tels les soubresauts agitant la surface d’un volcan avant son éruption, un symptome supplémentaire des tensions existantes dans cette société profondément injuste et violente ?
Sources :
Archives départementales du Puy-de-Dôme (1 C 7145) et Archives départementales de la Haute-Loire (état civil).












L’affaire de la couleuvrine. Chanteuges 1686