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D’Orléans à Alger, l’itinéraire d’une vie, (1877-1951) (2e Partie)

Le vendredi 14 avril 2023, par Claude Thoret

Ma nouvelle vie en Algérie

Mon premier séjour à Alger

Il dura 4 ans. Quatre années dont je garde un excellent souvenir. Au fil du temps j’étais devenu un véritable algérois. Mais revenons au lendemain de ma prise de décision.

Mon embauche comme jardinier au palais du Gouverneur

Je me rendis donc au palais du gouverneur où je fus reçu par un secrétaire qui s’occupait des embauches. Il monta mon dossier, je lui confiais donc mes précieux documents ; l’attestation d’embauche de monsieur DESFOSSE et la réponse du secrétariat du ministre de l’agriculture, monsieur VIGIER, me recommandant au préfet de la Seine comme jardinier.

Le secrétaire, peut-être impressionné par la lettre du ministère de l’Agriculture, me dit que j’avais de bonnes chances et qu’il allait faire suivre mon dossier jusqu’au secrétaire général du gouverneur.

Je sortis du bureau du secrétaire pour me retrouver dans le parc du palais. J’eus tout le temps d’admirer ce magnifique bâtiment de style mauresque et néo-mauresque avec ses façades dont les couleurs dominantes étaient le blanc de chaux normand, le brun Deauville et le vert sombre de Paris. Le vaste parc à la Française qui l’entourait était planté d’ifs, de palmiers et de multiples essences nord-africaines qui m’étaient encore étrangères.

L’attente de la réponse ne fut pas longue, trois jours après je reçu dans mon courrier de l’hôtel de Californie une convocation pour me rendre au secrétariat du Secrétaire Général du palais du gouverneur.

L’après midi du jour J je me rendais à la convocation en empruntant le tramway. Arrivé sur place, on me conduisit dans un cabinet occupé par trois employés. Le plus âgé qui semblait être le chef de ce service me fit asseoir à son bureau pour me dire que le chef adjoint de cabinet du gouverneur, monsieur MAGINOT, avait étudié mon dossier et qu’il désirait avoir un entretient avec moi. Il me conduisit dans une espèce de boudoir, me fit asseoir sur une banquette et frappa à une grande porte pour y entrer sans attendre la réponse. Au bout de quelques instants il ressorti en me disant que je pouvais entrer.

J’entrais dans un bureau de style mauresque dont les murs étaient ornés de tableaux représentant différentes étapes de la conquête de l’Algérie. Au fond de la pièce, derrière un imposant secrétaire en acajou, me semblait-il, se tenait un homme non moins imposant d’allure sportive (j’appris plus tard qu’il mesurait 2,04 mètres et était très bon escrimeur). Il me fixa du regard et m’invita à m’asseoir devant lui.

En regardant mon dossier, il me dit : "Je vois, que vous êtes recommandé par monsieur VIGIER qui fut un bon ministre de l’agriculture et que je connais bien. Aussi, je prend à mon compte sa recommandation au préfet de la Seine et donne mon aval pour que vous soyez embauché comme jardinier au palais." Après ces quelques mots il m’invita à me rendre à son secrétariat afin de peaufiner mon embauche. Le secrétaire me confirma cette dernière pour le 1er mars.

Je sortis du palais fou de joie, je ne pensais pas que cela aurait été si facile. Je descendis en ville à pied par la rue Michelet pour me rendre à la caserne Pélissier afin de rejoindre Eugène. Ce dernier partagea ma joie et nous sommes allés fêter cela au ’Tantonville’.

Mon nouveau lieu de travail

Dès le lendemain de mon entretient je quittais l’hôtel ’Californie’ pour intégrer une pension defamille située rue Beauprêtre, pas très loin à vol d’oiseau du Palais d’Été.

Cette pension était tenue par un couple d’italiens, c’est là que j’ai découvert la cuisine italienne. L’ambiance de cette pension était sympa. Les pensionnaires, pour la plupart, étaient des hommes. Il y avait des fonctionnaires, des employés de l’hôpital Mustapha, tout proche, et quelques ouvriers.

Le 1er mars, donc, j’intégrais ma place de jardinier. Dès mon arrivée je fis la connaissance du chef jardinier monsieur GARCIA, d’origine espagnole. Tout de suite il me présenta toute son équipe composée de deux européens, Sintes et Bellamy, et de cinq indigènes, tous anciens militaires.

Il me fit visiter mon nouveau lieu de travail, le parc avec sa flore exubérante : diverses variétés de palmiers, des eucalyptus, des mimosas odorants, des bambous géants, des acacias, des roseaux, des sycomores, des lauriers roses et lauriers sauces, des philodendrons, des acanthes, des caroubiers, des bougainvilliers multicolores, des jujubiers, des caoutchoucs, des cyprès élancés, des thuyas, des pins, etc, etc...

Il y avait aussi toutes sortes de plantes et fleurs ; aloès, cyclamens, arums, jasmins, bégonias, glycines, des plantes aquatiques dans les bassins, des plantes grasses et des cactus ainsi que des plantes aromatiques et odorantes.

Au détour d’une allée nous débouchâmes sur un verger avec ses orangers, ses néfliers, ses abricotiers, ses citronniers, ses figuiers et ses amandiers. A côté du verger il y avait un vaste potager qui alimentait les cuisines du palais. Plus loin on pouvait voir une champignonnière et une volière. A certains endroits nous avions une vue imprenable sur le port et la baie d’Alger. J’étais émerveillé, un tel endroit était un véritable paradis pour un jardinier.

Ma vie d’algérois

Au fil du temps je me suis bien intégré à l’équipe et je finis par bien connaître toutes les essences afin de les entretenir correctement. Je profitais de mes temps libres pour mieux connaître Alger et ses environs.

Après le travail je rejoignais Eugène lorsqu’il avait quartier libre. Nous passions souvent nos soirées à Bab-el-Oued dans les estaminets où après le repas nous regardions de jeunes espagnoles danser le flamenco au son des guitares. Parfois nous allions dans la basse casbah nous détendre aux bains maures. J’aimais bien l’ambiance et l’odeur particulière du hammam et surtout j’appréciais, après les vapeurs torrides, le repos dans la vaste pièce de détente à la fraîcheur sereine matérialisée par le jet d’eau du centre de la pièce avec son assortiment d’oranges, de clémentines et les petites bouteilles de limonade.

Le dimanche quand il était en permission, Eugène me faisait découvrir les environs immédiats de la ville, comme :

  • Le quartier du Hamma avec son magnifique Jardin d’Essais. Cet endroit était à la fois une promenade, une pépinière, un jardin d’acclimatation et un jardin botanique. Plus tard quand Eugène est rentré en France, j’aimais bien y venir flâner.
  • La colonne Voirol et le bois de Boulogne, qui se situaient dans le quartier Mustapha supérieur sur les hauteurs de mon lieu de travail, le palais du gouverneur, à l’extrémité de la rue Michelet. La colonne Voirol était une placette au centre de laquelle trônait une colonne édifiée en l’honneur du général du même nom ayant participé à la conquête. Cette placette était entourée de maisons et de nombreux bistrots. A toute proximité se situait le bois de Boulogne dans lequel se trouvaient les vestiges d’un ancien observatoire astronomique.

Ce bois était le rendez vous hebdomadaire des algérois qui venaient y pic-niquer au printemps. C’était là aussi que les espagnols de la Cantera venaient traditionnellement, pour pacques, manger la Mouna ( brioche à la fleur d’oranger).

  • Le village de Saint-Eugène situé au nord d’Alger, à à peu près 4 Km du centre de la ville. C’était un village de villégiature dominé par Notre-Dame d’Afrique avec ses maisons mauresques sur les rochers au bord de la mer ou contre la montagne entourées, pour ces dernières, d’agréables jardins étagés.

On s’y rendait en calèche, en passant par Bab-el-Oued et en suivant une côte sinueuse et rocheuse. Avec Eugène on y allait souvent le dimanche pour aller déguster des huîtres accompagnées d’un bon Sidi-Brahim. C’était le rendez-vous hebdomadaire à la mode de la jeunesse algéroise. Lors de mon premier été il me fit découvrir les plages algéroises, on y allait tous les dimanches pour se rafraîchir. Celle que nous fréquentions le plus était celle de Bab-el-Oued avec ses cabanons et ses buvettes.

En novembre 1902, 8 mois après mon arrivée à Alger, je fis ma première période militaire de réserviste au 1er Régiment de zouaves à El-Biar, à la caserne d’Orléans ( quelle coïncidence !...). Cette dernière se situait à côté du Fort l’Empereur, le fameux fort qui défendit Alger lors de la conquête ( à l’époque, Bordj Moulay Hassan ). De cet endroit nous avions une vue formidable sur la baie d’Alger.

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Bordj Moulay Hassan au moment de la prise d’Alger

En septembre 1903 ce fut le retour d’Eugène en métropole. J’ai longuement insisté pour qu’il fasse comme moi, il aurait facilement trouvé du travail à Alger. Mais j’ai eu beau insister il ne se laissa pas convaincre. Il ne voulait pas laisser sa mère toute seule, ses grands parents étant décédés. Et surtout, il avait des vues sur une de nos amies d’enfance de la rue de la Binoche, Gabrielle RICOIS.

Après le départ d’Eugène j’organisais ma petite vie algéroise, ce que je faisais avec Eugène, maintenant je le faisais seul. Et puis il y avait mon travail au jardin du Palais pour lequel je m’investissais beaucoup. Si bien qu’en 1904 je fus nommé adjoint au chef jardinier, monsieur GARCIA.

A partir de ce moment j’eus droit à un logement de fonction au Palais d’Été. Je quittais donc la pension de la rue Beauprêtre où j’avais tissé des liens amicaux avec plusieurs pensionnaires. Relations, d’ailleurs, que je n’ai pas interrompues.

Je m’installais donc dans mon logement situé dans le bâtiment réservé au personnel. Cette habitation se trouvait à droite de l’entrée du palais, derrière la loge des concierges. Mon meublé était agréable, d’une taille suffisante, et donnait sur le jardin.

En septembre de cette année 1904, je fis ma deuxième période militaire de réserviste, toujours à la caserne d’Orléans au 1er régiment de zouaves.

En 1905, lors de la réception de fin d’année organisée pour le personnel du Palais, monsieur MAGINOT, devenu secrétaire général du Palais, qui était proche de son personnel, passait de groupe en groupe en disant quelques mots aimables à chacun.

S’adressant à moi, après m’avoir signifié quelques gentillesses, il me dit :" vous savez THORET vous êtes jeune et avez de réelles capacités, aussi si vous ne voulez pas finir votre vie comme jardinier faites une demande pour entrer dans l’administration et je vous appuierai".

Rentré dans mon logement je me mis à gamberger. J’aimais bien mon métier de jardinier, mais c’est vrai j’aspirais à autre chose, pour preuve, à Orléans, je m’étais engagé dans les Chemins de Fer de l’Est. Une carrière comme fonctionnaire, l’idée me plaisait bien...

Dès le lendemain je fis une demande dans plusieurs administrations dont les PTT, les douanes et les services pénitentiaires. Ce sont ces derniers qui me répondirent en premier, dépendants du ministère de l’intérieur je pense que monsieur MAGINOT n’était pas étranger à cette acceptation.

Ainsi le 7 novembre 1906 j’intégrai mon premier poste de gardien de prison à Birkadem, petite bourgade située à une dizaine de kilomètres au sud d’Alger.

Je garde un excellent souvenir de ces quatre, presque cinq, années passées à Alger. Je finis par m’y sentir comme un poisson dans l’eau, c’est comme si j’y avais toujours vécu. Durant ces quatre années je n’ai cessé de correspondre avec ma famille orléanaise. Je leur racontais combien j’aimais ce pays où se mélangeaient exotisme et modernisme.

C’était Blanche qui me répondait pour la famille, elle était contente pour moi mais toute la famille regrettait que je sois si loin et qu’on ne puisse se voir. Début juin 1906, elle m’apprit que Jules, après cinq ans de désertion, s’était rendu aux gendarmes de Valenciennes, avait été réformé par l’Armée pour cause de tuberculose et renvoyé dans son foyer. Il vivait maintenant avec notre mère et nos sœurs, rue des Gobelets à Orléans.

Ma vie de gardien de prison en Algérie

Mon premier poste à Birkadem

Quand je suis arrivé à Birkadem (le puits de la négresse), c’était un petit village blotti dans un des nombreux vallons du Sahel algérois entouré de cultures maraîchères, de vignes et de vergers. Il y avait peu d’habitants, à peine 2000, la plupart étaient européens, beaucoup d’origine espagnole.

c’était un village typiquement colonial construit par les français à partir de 1842. Les constructions y étaient gracieuses et toutes de style européen. De nombreuses fermes étaient éparpillées autour du bourg.

La route qui joignait Alger à Blida traversait la place du village avec sa belle petite église, sa fontaine et son kiosque à musique ombragés par de majestueux platanes. C’était un but de promenade pour les citadins d’Alger.

La prison, où plutôt la ’colonie pénitentiaire’, était ’assise’ sur un mamelon qui dominait le village. C’était un ancien bagne militaire.

Le jour de mon embauche je fus reçu par monsieur LEROUX, le directeur, qui m’a très bien accueilli. C’est à ce moment là que j’eus la certitude d’avoir été recommandé par monsieur MAGINOT.

Nous étions 15 gardiens, je me suis rapidement intégré à l’équipe. Nous avions à l’époque 250 détenus. C’était un centre de détention assez conséquent. Mon nouveau travail ne me déplaisait pas, certes c’était assez particulier mais je m’adaptais. J’étais fonctionnaire et relativement bien payé.Étant célibataire je logeais dans le petit bâtiment de l’administration où il y avait 6 petits logements réservés aux gardiens.

Début novembre 1907, deux mois après mon affectation, Blanche m’apprit la triste nouvelle, Jules était décédé des suites de sa maladie. Cette nouvelle m’affecta beaucoup car j’aimais bien mon cadet.

Ma nouvelle vie était partagée entre le travail et mes sorties dans le bourg et ses environs. J’avais particulièrement sympathisé avec deux de mes collègues qui logeaient aussi sur place ; Jean SALOM et Nicolas BERTHENET, nous sortions souvent ensemble.

Les dimanches après midi quand nous étions libres, avec Jean, nous descendions au bourg pour jouer aux cartes dans un des trois cafés de la place du village. Là, Jean retrouvait des cousins qui, comme lui, étaient d’origine espagnole, les frères MASCARO.

C’étaient des agriculteurs qui habitaient une ferme à l’extérieur du village. Ils étaient trois, François, Jean-Baptiste et Rafael. J’ai très vite sympathisé avec eux, je les trouvais très chaleureux. Je crois aussi qu’ils m’appréciaient. Nous passions l’après midi à jouer aux cartes à côté d’ un verre d’anisette et d’une assiette de Kémia. Le dimanche 20 mai 1907 Raphael fêtait ses 23 ans au domicile familial, il nous y invita Jean et moi. C’est là que je fis connaissance avec la famille MASCARO. C’est Jean qui m’emmena à leur domicile. C’était une petite ferme située à 1ou 2km du bourg, elle ne payait pas trop de mine. Le bâtiment principal d’habitation n’était pas très grand et de construction européenne avec son toit à deux pentes en tuiles rouges.

Il y avait quelques dépendances, deux granges, une écurie, un chais et une petite maison où logeait le contremaître et sa famille (j’appris plus tard que c’était un indigène nommé Ali). Ces dépendances et la maison d’habitation entouraient une grande cour au milieu de laquelle trônait un beau puits avec sa noria à côté duquel poussaient quelques figuiers. Les bâtiments étaient entourés par des cultures maraîchères et de la vigne, il y avait aussi quelques orangers et abricotiers.

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Un puits avec sa noria

Dans la cour nous fûmes accueillis par les trois frères et leur père, Francesco. Ce dernier était un grand gaillard d’une soixantaine d’années à la mine joviale, au visage ovale, à la moustache généreuse et au front large surmonté d’un chapeau noir à larges bords à la mode alicantaine.

Puis nous sommes entrés à l’intérieur de la maison dans une pièce à côté de la pièce à vivre qui devait être la pièce des réceptions de famille. Le mobilier y était simple mais de bonne qualité en bois brut et de style espagnol. Deux femmes mettaient une dernière main au dressage de la table. La mère, Rosa, âgée d’une cinquantaine d’années, à l’allure imposante, avait un regard qui laissait deviner un caractère déterminé et fier, mais non dépourvu de douceur.

A ses côtés, la fille de la maison, Marie-Joséphine, âgée d’environ 25 ans, évoluait dans la pièce avec grâce. C’était une belle brune à la chevelure noire de jais coiffée en couronne à la mode espagnole. Son visage fin avec ses yeux brun noisette reflétait un mélange de douceur et de timidité.

Quand Raphael me présenta, elles eurent toutes les deux un regard bienveillant à mon égard. Ensuite la maîtresse de maison nous plaça à table, nous attendîmes que le chef de famille, au bout de la table, s’asseye après avoir dit, d’une façon relativement solennelle, quelques mots en espagnol pour que nous en fassions autant.

Au cours du repas les conversations allèrent bon train. Francesco me raconta avec son accent espagnol comment il était arrivé en Algérie à l’âge de 12 ans. Il était parti de Tarbena, un petit village de la province d’Alicante, avec ses parents et d’autres familles du village jusqu’ à Altéa, un petit port de pêche situé à une vingtaine de kilomètres de Tarbena où ils avaient des cousins pêcheurs, les SASTRE, qui migraient vers l’Algérie, ils purent ainsi embarquer avec eux. Ils arrivèrent à Bouharoun, un petit port du sahel algérois où les pêcheurs s’installèrent. Son père, Batista, trouva un emploi d’ouvrier agricole dans une ferme à El-Achour, située à une dizaine de kilomètres au sud-ouest d’Alger. C’est là que Francesco passa son adolescence et sa jeunesse et qu’il se maria avec Rosa, dont les parents, eux aussi, étaient originaires de Tarbena.

Une fois qu’il m’a raconté cela je me crus obligé de raconter ma vie. Quand je lui ai dit que j’étaisissu d’une famille de maraîchers et avait passé quatre ans au Palais d’Été comme jardinier, il eu un mouvement approbateur du menton. Je crois que là j’étais entré dans son estime.

Tout au long du repas je ne pouvais m’empêcher de regarder la fille de la maison qui restait discrète et était, je trouvais, très attentive à ce que je disais. L’après-midi se passa très bien, Francesco me fit faire un petit tour du propriétaire. Il me montra ses cultures maraîchères et m’expliqua son système d’irrigation. François, l’aîné des trois frères, me montra les vignes et le chais car c’était lui qui s’en occupait. En fin d’après-midi, Jean et moi, nous prîmes congé de nos hôtes et rentrèrent à la prison. Il me dit qu’il avait trouvé que j’avais l’air de m’intéresser à ’Fifine’, c’est comme cela que la famille l’appelait, et qu’elle avait l’air de me le rendre.

Je lui répondais qu’il exagérait, mais c’était vrai en ce qui me concernait la jeune femme ne m’était pas indifférente. Durant ces 5 années passées en Algérie le souvenir de Julienne s’estompait peu à peu et là je me surprenais à penser à une autre femme.

A la suite de cette journée les MASCARO m’invitèrent plusieurs fois dans leur ferme. Au fil des visites Marie-Joséphine et moi nous nous rapprochions peu à peu. C’est au bal du 14 juillet à Birkadem, tout en dansant, que je me décidais à lui avouer ma flamme et lui demandais si elle voulait m’épouser. Sa réponse fut spontanée, c’est avec émotion qu’elle me répondit par l’affirmative.

Dès le lendemain je demandais sa main à son père, Francesco et Rosa me dirent qu’ils en étaient ravis. J’étais comblé de joie. A partir de ce moment, dans la famille MASCARO, j’étais considéré comme le fiancé officiel de leur fille. J’étais alors invité aux grandes réunions de famille.

La première grande réunion de famille à laquelle j’ai assisté c’était à Bouharoun chez les cousins pêcheurs, les SASTRE. Il y avait la famille MOLINES ( celle de la mère de Francesco), les familles SALVA et RIBES ( celles de Rosa) et d’autres cousins, les SINTES, les SALOM ( la famille de Jean ) et les CIFRES, la plupart originaires de Tarbena.

Les pêcheurs avaient organisé un immense pic-nique sur la plage du village où étaient rangés leurs bateaux de type palangrier. Ils avaient préparé la paella. Au bord de la plage, à l’abri des rocher, il y avait une demi douzaine de poêles qui mijotaient sur des feux de bois.

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Réunion de famille à Bouharoun chez les pêcheurs( Marie-Joséphine et Eugène dans l’encart).

Après la photo de famille nous nous installâmes autour de deux grandes tables faites de planches et de tréteaux et recouvertes de toile blanche. Ensuite vint l’anisette avec sa kémia, puis nous entamâmes la paella qui était excellente, arrosée du vin rouge provenant de la barrique qu’avait apportée François. Tout cela dans une ambiance méditerranéenne faite de rires, de sons de guitares et de chants espagnols, ambiance qui m’enchantait. C’est lors de cette réunion que je compris que la notion de famille était très importante chez les espagnols. A les voir se congratuler au milieu des éclats de rires, tous étaient contents de se revoir. Naturellement je fus présenté à tout le monde. Je me suis tout de suite senti adopté par cette nouvelle famille.

Le 13 mai 1908 je reçus une lettre de Blanche m’annonçant le décès de notre mère survenu le 8 mai, terrassée elle aussi par la tuberculose, elle avait à peine 50 ans. Vu le délai du voyage je ne pus me rendre à l’inhumation.

Mon mariage avec Marie-Joséphine

C’est donc, à Birkadem, le 9 juillet 1908 que nous nous sommes mariés Marie-Joséphine et moi. D’abord à l’église Sainte Philomène, c’est Rosa qui m’accompagna à l’intérieur de l’église pour remplacer feu ma mère. A la mairie, ce sont mes deux collègues et amis, Jean SALOM et Nicolas BERTHENET, qui furent mes deux témoins.

Une grande partie de la famille de Marie-Joséphine était présente. Après la cérémonie de la mairie nous nous sommes tous dirigés en cortège vers la ferme des MASCARO, Marie-Joséphine et moi en tête. Le cortège était joyeux voire même exubérant au son de petites trompes, de clochettes et aux cris de ’vive la mariée !’, souvent en espagnol par les plus anciens.

Arrivés à la ferme tout le monde s’installa dans la cour pour la photo de famille, Francesco à la gauche de sa fille et Rosa à ma droite. Devant son père François, l’aîné de la fratrie, trônait sur une chaise avec une bouteille de sa meilleure cuvée sur un de ses genoux.

Après un plantureux repas à l’espagnol, bien sûr, les filles SASTRE (la famille des pêcheurs) dansèrent le flamenco au son de la guitare et des castagnettes sous les ’Olé’ des invités, puis nous nous mimes tous à danser les danses du moment au son de l’accordéon diatonique jusque tard dans la soirée sous les lampions dressés dans la cour de la ferme, à la douceur de la nuit.

Après la noce, ayant pris quelques jours de congé, nous en profitâmes, avec Marie-Joséphine, pour emménager dans une petite maison de plein pied que nous avons louée au centre du Bourg. Le logement comprenait une pièce à vivre et deux chambres. Nous achetâmes quelques meubles bien que Rosa et Francesco nous en aient procuré un certain nombre.

Ensuite notre vie s’organisa simplement, moi je continuais à travailler à la prison et Marie-Joséphine s’occupait à tenir la maison et des fois elle allait aider à la ferme quand sa mère le lui demandait.

Lors de mes temps libres nous aimions nous rendre à Alger pour faire des emplettes, aller au restaurant où rendre visite à la famille de Bab-el-Oued, celle de Rosa. L’été nous allions souvent à la plage à Bouharoun pour nous rafraîchir.
En 1909 et 1910 j’ai été témoin aux mariages, respectivement, de Raphael et de Jean-Baptiste, mes deux beaux-frères.

Le 5 décembre 1910 vit la naissance de notre premier fils, nous lui avons donné le prénom de mon père, Pierre. Pour la famille c’était ’Pierrot’, il gardera ce diminutif toute sa vie. Cette première naissance fut pour nous un véritable bonheur. J’étais fier d’avoir un fils. Aussi, l’été après sanaissance je décidais de les présenter, lui et sa mère, à ma famille d’Orléans. Étant fonctionnaire de l’état nous avons pu bénéficier du voyage gratuit pour la France que l’administration nous accordait tous les deux ans.

C’est avec joie que je retrouvais mes trois sœurs, Marie, Blanche et Madeleine. Cette dernière avait énormément changé, j’avais quitté une petite fille de 7 ans pour retrouver une jeune femme de 19 ans. Lors de ces retrouvailles, l’absence de ma mère Rose et de mon frère Jules m’a énormément pesé. Je retrouvais aussi mon cousin Eugène et Gabrielle RICOIS qu’il a fini par épouser. On n’arrêtait pas de se remémorer l’époque où nous étions ensemble à Alger.

Tous étaient contents de faire la connaissance de Marie-Joséphine et de Pierrot. Par contre nous n’avons pu voir mon grand-père, Antoine VAUXION, il a refusé de nous recevoir, il m’en voulait toujours de ne pas avoir repris sa succession comme maraîcher.
Certes, j’étais content de retrouver les miens mais ce retour dans cette ville qui n’avait pas changé, toujours aussi morne, m’a conforté dans l’idée qu’en fait ma vie était en Algérie et non ici.

Je pense que l’attitude de mon grand-père y était aussi pour quelque chose dans cet état d’esprit. D’ailleurs quand il est décédé quatre ans plus tard, je renonçais à ma part d’héritage en faveur de mes sœurs.

C’est deux mois après le décès de mon grand père que notre pays est entré en guerre contre l’Alle­magne. Je n’ai pas participé à ce conflit étant classé non disponible comme employé permanent de l’administration pénitentiaire. Par contre deux de mes beaux-frères, y ont participé. François est parti aux Dardanelles où il a attrapé le typhus et Raphael a été blessé sur le front de l’Est. Jean-Baptiste, lui, installé à Casablanca au Maroc, a été mobilisé dans le bataillon territorial de cette ville pendant toute la durée de la guerre.

Le 13 février 1915 a vu la naissance de notre deuxième fils, Georges, Georgeot pour la famille. Ce fut pour nous, pour la deuxième fois, un très grand bonheur.
Six mois après cette naissance, le 15 octobre 1915, je suis muté à Mostaganem dans l’oranais avec le grade de gardien de 1re classe.

Pour lire la suite : Mes différentes mutations à travers l’Algérie.

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