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Mémoires d’outre tombe d’une victime de l’affaire dite "l’affaire de l’ermite de Bourgogne"

Le vendredi 10 avril 2020, par Claude Thoret

Je m’appelle Claude GENTIL, je suis né le 26 janvier 1734 à Aignay-le-Duc, dans le Châtillonnais (bailliage de la montagne), au nord du duché de Bourgogne. Je suis décédé le 13 mars 1782 à Dijon, dans des circonstances horribles. Circonstances qui mirent fin à 48 ans d’une vie honnête, pieuse et sans histoire.

Mon village

A l’époque de ma naissance, Aignay-le-Duc fait partie de la châtellenie d’Aignay et d’Etalente gérée par monsieur DE CLUGNY-THENISSEY, seigneur engagiste (qui loue au domaine royal). C’est un joli village, situé dans les premiers contreforts du plateau de Langres, au milieu d’un vallon orienté Sud-Est, Nord-Ouest. Dans ce dernier serpente une jolie petite rivière, la "Coquille", premier affluent de la Seine, située plus à l’ouest.

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Aignay-le-Duc

C’est un gros bourg habité par 176 familles. On y dénombre près de 600 communiants (personnes pouvant communier). Les artisans y sont majoritaires. On en compte 87 dont 55 tissiers et tisserands. Il n’y a que 9 laboureurs, tous propriétaires.

Les maisons sont de pierre (provenant des carrières d’Aignay et d’Etalante) et pour la plupart, couvertes de laves. Quelques unes, les plus cossues, ont des toits en tuiles, souvent hérissés de girouettes. On peut voir, gravé sur les linteaux des maisons des artisans, le blason de leur corporation et, parfois, leurs noms. C’est le cas pour la maison de mon père qui est tissier.

Le village occupe le fond du vallon, où coule la "Coquille", et le versant du coteau, orienté Est. Dans le val il y a l’église, au vocable de St Pierre et St Paul, datant du XIIIe siècle, entourée de maisons. Elle fut bâtie à l’initiative de Béatrice de Champagne, l’épouse d’ Hugues IV de Bourgogne. Sur le versant Est du vallon on peut voir, en hauteur, les vestiges du vieux château qui abritait les ducs de Bourgogne de la première race (d’où le nom du village) ; château qui fut détruit par Louis XI.

En contrebas de ces vestiges, au milieu d’habitations, il y a la vieille halle qui abrite le marché le mardi et les foires (il y en a 9 dans l’année). Elle sert aussi d’auditoire pour les assemblées de la communauté et les assises du bailliage où tous les officiers de justice du ressort se réunissent deux fois par an. C’est un peu le centre d’attraction du village. Souvent, l’été, à midi, après le repas et avant d’aller au travail, les jeunes hommes du village s’y réunissent pour converser. Ce versant Est donne au village un aspect assez escarpé. Il est difficile pour les charrois d’en gravir les pentes.

Ce qui ajoute au charme de ce village, ce sont les eaux vives. Outre la "Coquille", il est traversé par une dérivation de cette rivière. Elle part du bief du "creux Baudot", au sud du village, et court au grand jour vers le nord, le long d’une rue que l’on appellera plus tard, la rue de l’Isle. Puis elle s’engouffre à l’intérieur du moulin "de Roche" ; et en ressort pour aller rejoindre, plus loin, la "Coquille" au niveau de l’église. La rivière et son bras dérivatif ouvrent de nombreux espaces verdoyants, sur leurs rives et entre les maisons. Il y a aussi plusieurs fontaines et réservoirs qui collectent l’eau de ruissellement des coteaux pour alimenter le village en eau potable.

La maison de mes parents se situe dans le vallon, à proximité de l’église, sur le chemin qui mène à Quemigny. Ce village est situé à quelques lieues au sud-ouest d’Aignay et à quelques foulées du pont de l’Archeron qui enjambe la "Coquille". Ils en sont propriétaires. C’est une des maisons du "Cordon". Ces bâtiments faisaient partie du "meix de la Gruerie". On appelle meix, en Bourgogne, une certaine portion d’héritage, d’environ 18 à 20 journaux de terre (5 à 7 ha), avec maisons et dépendances. Au moyen-âge, à Aignay, le meix de la Gruerie était le lieu où les officiers des eaux et forêts séjournaient et où ils jugeaient, en première instance, les délits commis dans les bois ou les rivières.

Plus tard, les ducs de Bourgogne en firent leur pied-à-terre lorsqu’ils allaient à l’église. Ils y logeaient leur chapelain. En 1449, cet héritage fut concédé par Jean le Bon à un nommé MARCHAND, un de ses sergents. Bien plus tard, vers 1700, il fut partagé en lots de 6 maisons. Chacune de ces maisons fut vendue à un particulier, dont mon père. Nos voisins sont les SIREDEY, les CAILLARD, les DUCOGNON, la mère ROYER et la dame LAMBERT. Le père SIREDEY et le père CAILLARD sont aussi des tisserands, comme mon père. Le père DUCOGNON est cabaretier.

Ma famille

Ma famille, les GENTIL, est une vieille et "bonne" famille d’Aignay. C’est une famille de tisserands. Le père, le grand père, les oncles et grands oncles de mon père, Jean, avaient tous un rapport avec la filature. Ils étaient soit tissiers (tisserands) ou peigners (fabricants de peignes à tisser).

Le tissage est une longue tradition dans le village. Il fut une époque où Aignay était un gros bourg comprenant 500 foyers fiscaux et 100 tisserands. Mais les guerres et les pestes l’on réduit en 1733, comme nous l’avons vu, à 176 feux et 55 tissiers. Le commerce de toile est toujours resté la principale activité du village. On en fabrique maintenant 1200 aunes par an. Les prés sont couverts de toiles que l’on fait blanchir grâce à l’eau de la "Coquille".

Mon père Jean est aussi tissier, comme son père et son oncle. Plus exactement, il est tissier en linge (en toile) ; c’est à dire qu’il travaille des fibres de chanvre. Il tisse donc la filasse, livrée par le meunier. Ce dernier, grâce à son foulon, broie la plante ramollie par le rouissage (trempage dans l’eau) pour séparer la filasse (fibres) de la chènevotte (tige). Après le broyage qui se fait en deux temps, afin que la filasse soit bien pure, cette dernière est livrée au tisserand.

Une fois livrée, elle est filée à l’aide d’une quenouille pour former des bobines. Chez nous, c’est ma mère, Jeanne, qui s’en charge. Ce travail effectué, mon père s’installe devant son métier à tisser, en chêne, installé dans un coin de la pièce à vivre. Il fait courir la navette, tandis que ma mère lui prépare le fil sur le dévidoir, un bruit monotone accompagnant son geste machinal. C’est elle, une fois la toile terminée, qui va, pour l’adoucir, la rincer dans l’eau de la "Coquille", toute proche de notre habitation. Le rinçage achevé, elle étale la toile dans un pré en bordure de la rivière afin de la faire blanchir.

Mais mon père n’est pas seulement tissier. Il exerce depuis 1729 la fonction de marguillier.
Qu’est ce qu’un marguillier ?
C’est un membre du conseil de fabrique (association cultuelle qui gère le mobilier, l’immobilier et les questions pratiques comme l’éclairage, le chauffage, etc. d’une église). A Aignay, ce conseil est composé de trois membres :

• le fabricien qui administre les biens temporels de l’église de la paroisse. Il est élu pour deux ans,
• le marguillier, élu en principe pour neuf ans, s’occupe des questions pratiques.
• enfin, le troisième membre est le curé de la paroisse.

L’élection du marguillier se fait lors d’un "grand jour" (jour ou se réunit tout le village, en assemblée pour délibérer de tous les problèmes qui se posent). Les habitants sont prévenus lors de la messe du dimanche précédant le "grand jour". Au jour "J" ils sont avertis au son de la cloche. Cette assemblée se déroule, suivant le temps, soit dans la vieille halle, soit au portail de l’église (qui est très large). Elle est présidée par le prévôt royal et les trois syndics (représentants des habitants du village qui administrent la communauté). Elle se fait en présence du curé et du fabricien. En 1729, le curé était le curé RIGOINE et le fabricien, monsieur BAUDOT qui était aussi procureur du roi.

Lors de l’élection du marguillier, l’assemblée doit définir son "marchef" (convention qui fixe les tâches et les gages de ce dernier).
Le "marchef" de mon père se définissait ainsi :

• Préparer les divers services religieux, soulager le curé dans ses tâches matérielles (s’occuper des inhumations, gérer les stocks de bougies, de briquets, le vin de messe, etc.)
• Sonner la cloche selon la coutume, le matin, le midi et le soir ; mais aussi lors des temps fâcheux (orage, tonnerre, grêle ou tempête).
• Entretenir l’horloge journellement.
• Blanchir le gros linge (tentures, ornements en tissu, etc.).

En contre partie, mon père reçoit une rente annuelle de 40 livres, payée solidairement par les habitants. Il est aussi exonéré de la taille royale dont la côte lui revenant est payée, elle aussi, solidairement par tous les foyers fiscaux. Il restera marguillier jusqu’à sa mort, en 1774.

Mon père est un homme bien. Il est toujours maître de lui. Il a une volonté équilibrée. Parfois, il est long à prendre une décision. Par contre, il n’aime pas qu’on lui désobéisse. Pour finir, sa foi en dieu est inébranlable.

Ma mère, Jeanne CHAPET, est aussi, issue d’une famille de peigners et de tissiers. Son père, donc mon grand-père maternel, Antoine CHAPET, était fabricant de peignes à tisser (à Aignay on emploie plutôt les termes de "rogratier" ou "rostier" pour désigner ce métier) Elle, par contre, est sage-femme.
La sage-femme de mon époque est l’héritière de la "matrone" des 14e et 15e siècles. Comme cette dernière, elle assiste la parturiente, qui est assise pour mettre le bébé au monde. Son assistance se fait d’une façon, dirons-nous, plus rationnelle. Finies les pratiques traditionnelles empreintes de coutumes superstitieuses, finies les incantations magiques, les gestes et le savoir transmis aveuglément de génération en génération. La sage-femme commence à être encadrée par le chirurgien du village. A Aignay, c’est monsieur PITOIS, le chirurgien, qui a enseigné à ma mère les principes de base et les notions d’hygiène qui n’existaient pas auparavant. Il la laisse pratiquer librement, n’intervenant qu’en cas de gros problème. De plus, l’église catholique commence à instaurer une surveillance des accouchements et chapeaute les devoirs de l’accoucheuse. Les curés obligent chaque communauté à nommer une sage-femme, désignée par toutes les femmes de la paroisse et en sa présence. Elle doit être bonne chrétienne et savoir baptiser "in-utero". Elle doit prêter serment sur l’évangile, de bien remplir sa tâche. C’est le curé RIGOINE qui a fait prêter serment à ma mère élue par les aignacoises.
Comme beaucoup d’autres sages femmes, ma mère est aussi guérisseuse. Elle connaît parfaitement les différentes plantes médicinales que l’on peut trouver dans la région. Cette activité lui permet d’avoir une petite rétribution, essentiellement en nature. Par contre, sa pratique de sage-femme est totalement bénévole.

Ma mère est une femme formidable. Son abord relativement froid cache une grande sensibilité et une émotivité certaine. Elle est très maternelle, mes frères et sœurs et moi, l’adorons. Comme le père, elle a une foi inébranlable, elle est très dévote.

Mon enfance

A ma naissance mes parents ont déjà eu trois enfants ; Jean, né en 1730, Suzanne en 1731 et Marie, en 1733, décédée peu de temps après sa mise au monde.
Je suis baptisé en l’église St Pierre et St Paul du village. C’est toujours le curé RIGOINE qui officie. Mes parrains et marraines sont Claude MALNOURY, savetier, et Anne BAZIN, des amis de mes parents.

Ma mère m’a allaité pendant 3ans afin de me protéger des maladies infectieuses. Durant tout mon premier âge, je suis porté à bras, installé et chauffé dans la couche des parents. Protégé par un bonnet, des langes, un maillot et des bandelettes serrées. Ces dernières étant censées me maintenir le corps et l’embellir...

Plus tard, avec la dentition et la possibilité de marcher, vient le temps du sevrage et du "robage". Le "robage" (passage du maillot à la robe, commune aux deux sexes) est le moment où mon entourage s’intéresse plus à moi En effet, je sors d’une vie presque végétative pour devenir physiquement indépendant et je commence à communiquer. C’est le moment où l’on peut me voir gambader, à quatre pattes ou debout en titubant à travers la maison. Bien sûr, ma mère me surveille ; surveillance plus ou moins attentive, car elle doit s’occuper de trois autres enfants en bas âge, Pierre, Suzanne et Claudine qui est née un an après moi. Mais elle doit aussi se charger de tous les travaux ménagers, du jardin, de l’entretien des volailles, du cochon, etc. En plus, elle aide mon père dans son travail de tissier.
En grandissant, je deviens de plus en plus autonome. Je fais des petits travaux ménagers pour aider la mère. Je m’occupe des poules et des lapins, j’arrache les mauvaises herbes, etc. Parfois je m’amuse avec des jouets rudimentaires, accompagné des gamins du village ayant à peu près le même âge. Surtout, avec les enfants SIREDEY et CAILLARD, nos voisins.

Lorsque j’atteins "l’âge de raison" (7 ans), les choses deviennent plus sérieuses. D’abord je quitte la robe pour des habits d’adulte. Ce sont une chemise de toile de chanvre, des hauts et bas de chausses, un pantalon en toile de jute qui arrive au bas des genoux, un vague tablier quand je fais des petits travaux, une sorte de vieux manteau-houppelande pour le mauvais temps, des souliers et un chapeau tricorne. Le tout, souvent de couleur sombre.
A l’âge de 7 ans, j’ai 4 frères et sœurs supplémentaires, trois ont survécu (Marie, 4 ans, Jean-Baptiste, 2 ans, et Denize, 1 an).

C’est l’époque où je commence à aller à la "petite école" qui accueille les enfants de 7 à 10­11 ans. Cette dernière se tient au logis du recteur d’école, monsieur GUILLEMIN qui nous apprend à lire, écrire et compter. Il nous enseigne aussi le "plain chant". C’est un bon maître qui sait se faire écouter et qui sait, aussi, nous encourager. Ce sont mes parents qui le payent, avec les autres parents d’élèves, bien sûr. Tous partagent, solidairement, sa côte de taille. Tous les enfants du village ne vont pas à l’école. Les laboureurs préfèrent garder leurs enfants avec eux pour les former au travail de la terre. Les manouvriers et "mendiants" ont besoin du fruit du travail de leur progéniture pour vivre, à peine décemment... Seuls ceux qui avaient d’assez bons revenus, comme nous, les enfants d’artisans, le pouvaient.

Le recteur GUILLEMIN, au contraire d’autres recteurs, n’enseigne pas le catéchisme. C’est le curé CHARPY, le remplaçant du curé RIGOINE, qui le fait. La méthode de ce nouveau prêtre est différente de celle de l’ancien. Ce dernier insistait sur la peur de l’enfer et de la mort. Le nouveau favorise une pratique religieuse plus intériorisée, en insistant sur la prière personnelle. C’est pourquoi, depuis peu, mes parents ont accroché aux murs, dans la maison, des crucifix et des images de la Vierge. Ils sont très pieux et se font un devoir de nous transmettre cette piété.

En plus de dire la messe et d’enseigner le catéchisme, le curé CHARPY organise des processions. Ces dernières sont toujours empreintes d’un peu de superstition. A Aignay, les processions à travers le "finage" pour bénir les champs, les vignes et les maisons, afin d’obtenir de meilleures récoltes, rassemblent toujours beaucoup de monde.

En parlant de processions, celle qui obtient un grand succès est celle de l’ermitage St Michel. Elle a lieu pour la St Michel. Cet ermitage est le vestige de la première église chrétienne du lieu, qui fut érigée au sommet de la montagne St Michel, sur les restes d’un ancien temple druide. C’était une église assez importante qui comprenait 4 portes et plusieurs chapelles. Après la construction de l’église d’Aignay, au 13e siècle, elle fut réduite et transformée en ermitage. Il ne reste qu’une chapelle, un petit bâtiment d’habitation et l’ancien autel de l’église, un monument antique, dédié au dieu Mars. Un ermite habite toujours les lieux, il entretient la chapelle et cultive les jardins. Plusieurs fondations monacales se succéderont. Est-ce cet ancien lieu sacré qui suscitait ces processions ?...

Depuis que je vais au catéchisme, je dois aller à la messe tous les dimanches. J’y suis accompagné, bien sûr, de toute ma famille. Mes parents vont s’asseoir à leur place numérotée ; la 8, dans la nef centrale, du côté de la chaire, pas loin du chœur où se trouve un magnifique retable du 16e siècle. Cette nef est impressionnante en hauteur et en architecture. Sa voûte de style champenois, soutenue par des piliers cylindriques aux chapiteaux ouvragés, invite à l’intériorité. Pendant que mes parents prennent place, je me dirige avec mes frères et sœurs, devant, près du chœur, où se tiennent les autres enfants. Nous chantons en plein chant, du début à la fin de l’office.

Il y a aussi les fêtes religieuses qui sont bien ancrées dans les mœurs. Les plus marquantes sont celles de Pâques et de Pentecôte. Chez nous, en Bourgogne du nord, les trois jours de rogations sont particulièrement importants. Ce sont trois jours de jeûne et de prières. Ces dernières sont suivies de processions solennelles, visitant à travers la campagne les différentes croix , ornées en reposoir.

Outre l’école et le catéchisme, j’ai d’autres occupations. J’aide mes parents au tissage, en faisant de petites tâches à ma portée. L’été, je vais dans la forêt d’Aignay ramasser du bois pour le chauffage. Ces bois sont la propriété des habitants, pour un cens de 4 deniers par foyer. Lors de mon temps libre, je vais gambader dans les rues du bourg ou dans la campagne environnante avec mes cousins, cousines et les autres enfants de mon âge. Dans ces moments là nous faisons diverses cueillettes, notamment celle, en saison, des jeaunotes (girolles), qui prolifèrent dans la région. Quand la récolte est abondante, nous les apportons au père CHAUMONOT qui est marchand épicier. Il nous les achète à la pesée. Le produit de ces ventes me rapporte quelques sous (sols), que je donne à mon père.

En nous soustrayant à la vigilance du père MORISOT, le garde des bois, je vais aussi ; mais il ne faut pas le dire ; avec mes petits camarades du village, pêcher les truites, à la main, dans la "Coquille", à nos risques et péril… Je donne mes prises au fils DUCOGNON, qui, avec les siennes, les emmène, discrètement, chez son père, le cabaretier. Le père GENTIL, lui, m’ayant formellement interdit ce genre de pratique illégale, sous peine d’une sévère correction.

Vers 11, 12 ans, je fais ma communion. Maintenant, en plus de la messe du dimanche je dois aller à confesse et communier pour Pâques. Au moment de ma communion, ma mère, vient d’accoucher de son douzième et dernier enfant, Suzanne-Marie. Sur les douze, quatre n’ont pas survécu. Les survivants sont ; Suzanne (née en 1733), Marie (née en 1737), Jean-Baptiste (né en 1739), Denize (née en 1740) Nicolas (né en 1742), Pierre (né en 1744) et Suzanne-Marie (née en 1745) et moi bien sûr.

Ma jeunesse

Après ma communion, les choses deviennent de plus en plus sérieuses. Je dois apprendre un métier. Mon père me place chez le père GUILLOT, le dernier fabricant de peignes à tisser du village. C’est le successeur de mon grand-père maternel, Antoine CHAPET.

Le peigne à tisser ressemble à un grand peigne à cheveux, permettant la distribution des fils de chaîne et le tassage des fils de trame après le passage de la navette. Il est composé de dents fixées dans un cadre rectangulaire qui est placé sur le bâti du métier à tisser. Ces dents peuvent être en écorce de roseau ou en métal. Le père GUILLOT, lui, utilise du roseau. Roseau qu’il va chercher dans l’étang de la Pèle ou l’étang Neuf. Ces deux étangs sont situés au sud-est du village, le long de la "Coquille".

Le choix des cannes de roseau est fait très méticuleusement, notamment, le diamètre, qui donne en fonction de l’épaisseur, différentes largeurs de dents. Les cannes sont tout d’abord coupées en longueur, puis refendues en lamelles qui forment les dents. Pour cette opération, on emploie une rosette ; c’est un mandrin cylindrique en bois, sur lequel sont disposés des couteaux destinés à refendre les tuyaux.

Après cette opération, chaque dent est calibrée dans une filière, pour lui donner sa largeur définitive et régulière, ainsi que son épaisseur. Ensuite, elles sont toutes liées au cadre par un ligneul (fil de lin) poissé qui constitue une ligature d’une certaine solidité, et forme de ce fait une sorte de soudure.

J’apprends donc ce métier qui demande une certaine dextérité manuelle et une grande patience. Au fil des ans, je me perfectionne dans cette besogne, sous l’œil attentif du père GUILLOT. Ce dernier est bienveillant avec moi, il tient à m’apprendre et me faire aimer ce travail. Probablement, en mémoire de mon grand-père CHAPET qui lui a appris ce métier.
Mais il n’y a pas que le travail qui compte. Les journées sont dures et longues. De fait, les périodes de distraction sont limitées à la veillée du soir, en famille, et aux dimanches et jours de fête.

La veillée, près de l’âtre, après le dîner, est le moment de détente que mon père tient à faire partager à toute la famille. Nous nous racontons les moments de la journée qui nous ont le plus marqués. Nous ne sommes pas avares, non plus, de commentaires sur les ragots qui ont traversé le village. Et c’est aussi, là, près de la cheminée, que mes parents nous transmettent la mémoire familiale.

A 17, 18 ans, ce sont les dimanches et les jours de fête, où, comme tous les jeunes gens du village, je me distrais le plus. Le dimanche matin, toute la famille se prépare pour assister à la grand- messe. Chacun s’habille avec son "habit du dimanche". Comme je suis l’aîné des garçons, je pars avec mon père, une heure avant la messe pour sonner les cloches et terminer les derniers préparatifs de l’office.

Après la messe nous nous rendons au cabaret du père MUGNERET, un ami de mon père. Cet estaminet est situé à proximité de l’église. Là, nous nous attablons avec d’autres comparses autour d’une bonne bouteille. Toute l’actualité du village et des alentours est passée en revue. Pendant ce temps, ma mère, Suzanne l’aînée, et mes autres frères et sœurs qui sont plus jeunes, rentrent à la maison pour dresser la table et mettre la dernière main au repas. Ce dernier, le dimanche et les jours de fête, consiste souvent en la traditionnelle potée bourguignonne. Plat que ma mère réussit à merveille.

Quand mon père et moi rentrons du cabaret, c’est le repas pris en famille ou avec des invités. Vers 3 heures, tout le monde se rend de nouveau à l’église pour assister aux vêpres. Celles-ci terminées, je rejoins les jeunes du village. Nous allons au cabaret du père DUCOGNON, notre voisin, et quand il fait beau nous jouons au criquet, aux quilles, etc. L’hiver, on s’attable à l’intérieur et on joue aux cartes, aux dés, tout en se désaltérant avec le vin du pays ou des alentours. Parfois quelques jeunes filles du village nous rejoignent et la soirée se termine par des danses (bourguignonnes, bien sûr), au son du violon.
Comme distraction il y a aussi les foires. Je l’ai déjà dit, il y en a 9 par an à Aignay. Cela témoigne d’une grande activité commerciale. Qui dit foire dit achalandages, mais aussi saltimbanques et comédiens, etc. J’adore traîner au milieu des étals et regarder les différents spectacles, pantomimes, cracheurs de feu, jongleurs, montreurs d’ours, etc,etc... Ces moments me permettent de découvrir et d’imaginer d’autres ‘horizons’.

A Aignay, la fête la plus attendue est la fête patronale de St Pierre et St Paul. Elle a lieu le 29 juin, sur un pré situé au milieu du bourg, appelé le "Leaume". Cet espace fut donné à l’église par ses fondateurs ; Béatrice de Champagne et Hugues IV de Bourgogne ; à condition d’en laisser libre usage aux habitants pour les jeux de la fête patronale.

On y pratiquait, et on y pratique toujours, différents exercices comme le tir à l’arc et laquintaine, jeu hérité du Moyen Âge. Un cavalier, juché sur son cheval au galop, doit toucher un écu fixé sur un bras articulé mais esquiver, en se couchant sur l’encolure du cheval, le sac rempli d’herbes attaché à l’autre extrémité du bras. Les moins vifs peuvent aussi parer le coup avec leur propre bouclier. S’il manque la cible... rien ne se passe, hormis les clameurs désapprobatrices des spectateurs. Je ne me risque pas trop à ce jeu, car je ne suis pas très habile avec les chevaux. Par contre les fils de laboureurs, comme le fils ROIDOT, excellent dans cet exercice.
Après les jeux, il y a la danse, souvent au son du violon. C’est le fou de la fête, chargé de fleurs et de rubans, qui préside en chantant et dansant. Il présente des fleurs aux danseurs, qui les reçoivent en lui faisant une ovation.
Le "Leaume" est fermé par le curé CHARPY, en 1758. Sans doute trouvait-il que tout ça n’était pas très sérieux et ne correspondait pas avec les préceptes qu’il enseignait.

Une autre fête que nous les jeunes attendons avec impatience est la fête du 1er mai. On y célèbre le renouveau de la nature et la saison des amours. Les garçons du village vont déposer leur "mai" devant la porte des jeunes filles ; souvent une branche de charme, symbole du charme féminin. L’amoureux transis, lui, va placer son "mai", la nuit, sur le toit de sa bien-aimée. S’il vient le reconnaître le lendemain, les parents le considèrent alors comme un prétendant et l’invitent à manger le dimanche suivant, s’il leur convient. Ensuite, tous les jeunes se rassemblent pour un grand repas des plus joyeux qui se termine par des chants et des danses.

En ce qui me concerne, c’est le 1er mai 1759 que je place mon "mai" sur le toit de la maison où habite ma bien-aimée. Il s’agit d’Anne SEROIN, la fille de l’ancien armurier du village. Ses parents sont décédés, son père Nicolas SEROIN en 1756 et sa mère, Claudine LAIGNELET en 1745. Les SEROIN sont une famille respectée à Aignay. Claude SEROIN, un cousin germain d’Anne, est huissier royal à Aignay. C’est son cousin préféré. Elle habite chez son oncle, Claude LAIGNELET, qui l’a recueillie. Avec Anne, nous nous connaissons depuis toujours. Nous étions ensemble à l’école et au catéchisme, nous faisions partie de la même "bande". Adolescent, je me sentais déjà attiré par elle. Par contre, elle semblait ne pas s’en apercevoir. C’est bien plus tard, lors d’une fête patronale, que j’ai eu le courage de l’inviter à danser. A mon grand étonnement, elle accepta mon invitation et me fit comprendre que je ne lui étais pas indifférent.

1759 est aussi l’année du mariage de Suzanne, ma sœur aînée. Elle se marie avec Jean CHAUVOT, un jeune homme, laboureur à Aignay.

Mon mariage avec Anne

En 1760 c’est à mon tour, à 26 ans, de prendre femme. Bien sûr, je convole en justes noces avec Anne pour qui je ressens un profond sentiment. C’est une jeune femme agréable à regarder. Son visage et son regard expriment un mélange de modestie et de sincérité. Elle a un naturel doux, aimable et sociable. Elle n’aime pas les complications, elle simplifie sa vie au maximum. Ce que j’apprécie chez elle, c’est sa grande franchise et sa complète discrétion. En un mot, je suis amoureux.
Anne a aussi 26 ans, elle est couturière de métier ; plus exactement, couturière à la maison.

Le 9 février 1760, Anne et moi signons un contrat de mariage chez maître CHARPY DE GISSEY, notaire à Aignay. Dans ce contrat, j’apporte à la communauté, en avancement de mes droits paternels et maternels, une somme de 120 livres payable en effets mobiliers, mes habits nuptiaux et mes métiers de peigner (outils, accessoires, établis). Anne apporte à la communauté une maison qu’elle a achetée à Madeleine ROY, pour la somme de 200 livres. Somme provenant de l’héritage de ses parents. Elle apporte aussi un trousseau d’une valeur de 75 livres. Je dois lui donner des bagues et joyaux pour une somme de dix livres.

Deux jours après la signature du contrat, nous nous rendons à l’église pour nous unir. C’est le curé CHARPY qui officie en présence de nos deux familles et de nos amis. Les témoins du côté d’Anne sont ses trois frères, Pierre, Nicolas et Louis SEROIN ainsi que Pierre DECLERS et Claude LAIGNELET, ses oncles. Mes témoins sont : mon père, Jean, et mes trois frères, Jean-Baptiste, Pierre et Nicolas. Pendant la cérémonie, ma mère ne peut pas cacher son émotion et s’empêcher de pleurer.
Après la bénédiction nous nous rendons en cortège, Anne et moi en tête, chez Claude LAIGNELET pour les festivités ; festivités marquées par un repas copieux et bien arrosé, accompagné des traditionnels chants et danses bourguignonnes. Ces agapes ont duré 3 jours... Durant ces trois jours de fête, Anne était rayonnante de bonheur.

La noce terminée, Anne quitte la maison de son oncle ; moi celle de mes parents, la maison du "Cordon". Nous emménageons dans la maison d’Anne. J’installe mon métier à fabriquer les peignes avec tous mes outils dans la pièce à vivre. Maintenant je suis le seul peignier du village. Le père GUILLOT a abandonné le métier pour devenir marchand.

Mes débuts comme artisan peigner sont assez difficiles. Maintenant, je paye des impôts. En plus des contributions classiques (taille, dîme, gabelle, etc.) je dois un droit de Niquet au roi, pour le bois de chauffage provenant des bois communaux, de 4 deniers que je verse chaque année à la veille de Noël. Toutes ces impositions grèvent mon budget qui reste modeste. Heureusement, Anne grâce à ses travaux de couture, nous permet de vivre, modestement mais correctement.

Anne est enceinte assez rapidement. En effet, le 10 novembre 1760 elle accouche de notre premier enfant. C’est un petit garçon que nous dénommons Pierre. Notre joie est sans borne. Le baptême est célébré par le curé CHARPY. Les parrains et marraines sont Pierre DECLERS, marchand à Aignay, oncle maternel d’Anne et Catherine MOUSSON, une de mes tantes par alliance.
Deux ans après, le 15 mars 1762, le petit Pierre est suivi par une petite Claudine. C’est toujours le curé CHARPY qui lui donne le sacrement du baptême. Le parrain est Nicolas GENTIL, un de mes frères, recteur d’école à Mauvilly, village situé à un peu plus d’une lieue (7 km) au nord d’Aignay. La marraine est Claudine SEROIN, la sœur d’Anne.

En 1767 Jean-Baptiste, mon cadet, prend épouse. Il a 28 ans et exerce, comme notre père, le métier de tissier. L’heureuse élue s’appelle Nicole SIREDEY, elle a 29 ans, c’est la fille de l’ancien boucher d’Aignay. Je suis témoin du mariage avec mes deux autres frères, Nicolas et Pierre.

Il a fallu attendre 6 ans pour qu’Anne accouche d’un second garçon. Nous l’avons prénommé Jean-Baptiste, comme mon cadet. Le baptême a lieu le 29 avril 1768. Le parrain est, bien sûr Jean-Baptiste. La marraine est Anne SEROIN, une tante d’Anne. Malheureusement, le bébé décédera quatre mois plus tard.

1770 est l’année où se marie Pierre, mon plus jeune frère. L’heureuse élue s’appelle Barbe NIAUDET . Elle est âgée de 29 ans. C’est la fille du recteur d’école de Villeneuve-les-Convers, petit village situé à environ 4 lieues au sud ouest d’Aignay. Là aussi, je suis témoin du mariage.

1771 marque un changement dans notre vie. Antoine ROYDOT, marchand à Bussy-le-Grand, amodiataire (locataire) de Claude LAMUGNIERE fermier de Charles-Antoine DE CLUNY­THENISSEY, nous loue le moulin d’Aignay, nommé le moulin "de Roche". Cela faisait un moment que François ALVISET, le meunier disait, à qui voulait l’entendre, qu’il ne renouvellera pas son bail. Il commençait à être vieux et était fatigué. Ce moment vint. Mon affaire de peignes vivotant, Anne me dit que c’était, peut-être, une opportunité à saisir. Au début, je n’étais pas trop partant car pour entretenir un moulin il faut savoir travailler le bois, comme un charpentier. Le moulin ayant été complètement rénové, roue et mécanismes, il y a quatre ans ; j’ai pensé après réflexion que je serai capable de réparer de petites avaries. Pour les grosses, j’apprendrai sur le tas. Sinon il n’est pas très compliqué de moudre les grains de navette et en faire de l’huile, car c’est un moulin à huile. Et puis, il y a Anne et mon fils Pierre, qui vient d’avoir 11 ans, pour m’aider.

Nous décidons de nous proposer à la reprise du bail. Nous signons le 9 février 1771, chez maître CHARPY DE GISSEY. Nous nous engageons, Anne et moi, pour six ans, à faire fonctionner et entretenir la roue, rouets et tout autres bois "tournants et travaillants". Nous sommes tenus, aussi, à toutes les réparations des chambres et dépendances du bâtiment. Le montant annuel du bail est fixé à 230 livres, deux paires de poulets et deux chapons ; payable en deux parties égales, le 24 juin et à Noël de chaque année. Mon droit de mouture est fixé à 1/24e de la mesure, c’est à dire que je peux prélever, pour moi-même, 1/24e de la quantité de produit qu’on me donne à moudre.

Ce moulin est situé dans le bourg, sur un bras dérivatif de la "Coquille". Quand je l’investis, il est en bon état. Menaçant de tomber en ruine il a été complètement rénové, en 1767. De très nombreux travaux ont été réalisés aussi bien sur les bâtiments que sur les différents éléments en bois du moulin (la roue et son arbre, l’encaissement des meules, les différents empalements, etc.). Les biefs et sous-biefs ont été entièrement curés.
C’est un moulin qui produit de l’huile de navette. Il utilise la force hydraulique pour faire tourner ses meules par l’intermédiaire d’une roue. Les grains de navette sont versés dans la trémie. Ils se placent entre la meule tournante et la meule dormante. Ils sont écrasés et on obtient une pâte qui est recueillie dans une auge. Cette pâte, transportée à l’huilerie, est chauffée dans un four pour la durcir afin de former une galette. Cette galette passera dans une presse à vis afin d’en extraire l’huile. Cette huile est généralement utilisée pour alimenter les lampes. Le tourteau (résidu de la presse) est utilisé comme engrais ou comme nourriture pour animaux.

Dés la signature du bail, nous déménageons. Les logements sont propres, refaits à neuf. Anne est toute contente d’aménager sa nouvelle demeure. Dès le lendemain nous nous mettons au travail. En quelques mois, "l’usine" tourne à plein rendement. Je suis content, car mes revenus de cette première année au moulin sont presque 3 fois plus élevés que ceux de ma première année, comme peigner. De temps en temps, pour m’aider, je prends un manouvrier du village.

En 1772, Monsieur DE CLUNY-THENISSEY vend sa seigneurie au sieur Claude ETIENNE. Ce dernier devient le nouveau seigneur engagiste d’Aignay et d’Etalente. Il vend la moitié du moulin au sieur ROYDOT. Je suis toujours tenu par le bail de 1771 et paie toujours mon amodiation à ce dernier. Mes affaires vont de mieux en mieux.

Le 3 novembre 1773 Anne accouche de notre quatrième enfant ; c’est une petite fille que l’on prénomme Marie-Suzanne. Son parrain est Claude BLIN, un de mes amis, et sa marraine, ma sœur aînée, Suzanne.

Le 10 mai 1774 voit le décès de LOUIS XV et l’avènement de notre bon roi LOUIS XVI. La même année, le 6 décembre, c’est la disparition de mon père, le patriarche. Nous étions tous à son inhumation ; la parentèle au grand complet ainsi que tous ses amis. Il y avait du monde. Cela montre l’estime qu’on lui portait. Il était très apprécié, ayant été élu marguillier de 1729 à 1774, soit pendant 45 ans. Il a fait 5 "mandats" de 9 ans.
Aux lendemains du décès du père, je suis élu marguillier. Pourtant, je n’ai rien fait pour. Je pense que c’est en sa mémoire que j’ai été choisi. Le "marchef" n’a pas changé ; les fonctions sont les mêmes, seule la rente a été un peu augmentée. Je suis également exonéré de taille. Je continue quand même mon travail au moulin.
Le 5 septembre 1775, c’est notre cinquième et dernier enfant qui voit le jour. C’est une petite fille que l’on prénomme Françoise.

Après la mort du père, ma mère se retrouve maintenant seule avec deux de mes sœurs, Denize et Marie-Suzanne, dans la maison du "Cordon". En effet Nicolas, pas encore marié, est recteur d’école à Mauvilly. Il se mariera le 10 février 1778 avec une jeune fille de Darcey, Reine VENDEUVRE. Le 14 août de la même année, c’est Denize qui se marie avec Lazare SEGAUD, marchand à Aignay.

1778 est aussi l’année ou je renouvelle mon bail du moulin "de Roche". Cette fois-ci, je m’engage auprès de deux propriétaires, la veuve du sieur Claude ETIENNE, devenue donc seigneur engagiste d’Aignay et d’Etalente, et Antoine ROYDOT.
Ce bail est identique à celui de 1771 ; le montant de l’amodiation reste le même, le droit de mouture est aussi inchangé. Les affaires marchent toujours bien. Maintenant, mon fils Pierre qui a 18 ans me donne un sérieux coup de main. C’est un garçon travailleur qui aime son métier.

Enfin, le 4 avril 1779 c’est Marie-Suzanne, la dernière de la fratrie, qui se marie avec Antoine LOIGNON, tissier à Aignay. Je le connais bien, c’est un bon garçon.

L’agression

Après le mariage de Marie-Suzanne, notre mère se retrouve toute seule dans sa maison "du Cordon". Mes sœurs qui habitent encore Aignay, Suzanne et Marie-Suzanne, vont la voir tous les jours pour subvenir à ses besoins. A la fin de l’automne 1780, elle tombe malade. Fin novembre, son état de santé s’aggrave de plus en plus. Toute la fratrie se relaie pour rester auprès d’elle. Chacun de nous passe une partie de la nuit à son chevet et ne va prendre quelque repos que lorsqu’il est remplacé par quelqu’un d’autre. Mais quand on le peut, on la veille à plusieurs, des nuits entières.

Le soir du 5 décembre, vers 5 heures, mon frère Jean-Baptiste se rend chez notre mère. Il y retrouve nos deux sœurs ; Suzanne, accompagnée de son fils Jean, et Marie-Suzanne ; ainsi que la fille RAOULT, une voisine. Tous entourent la vieille femme. Vers minuit, Jean-Baptiste va raccompagner Marie-Suzanne chez son mari, Antoine LOIGNON, car elle doit allaiter son nourrisson resté chez elle. La maison de ces derniers est assez éloignée de celle "du Cordon". Il ne s’attarde pas et prend assez rapidement congé de sa sœur et de son beau frère.

A son retour, il retrouve notre mère dans un état encore plus inquiétant que celui dans lequel il l’avait laissée. Affolé, il court me chercher au moulin. J’étais déjà couché et dormais à poings fermés, m’étant couché de bonne heure pour pouvoir le remplacer auprès de notre mère. A peine réveillé, je m’habille en hâte et me dirige, avec mon frère, vers la maison du "Cordon". En chemin, Jean-Baptiste me dit qu’il avait vu de la lumière à l’ermitage St Michel, où habite le "Frère Jean" et qu’il va aller le chercher pour qu’il dise les dernières prières à notre mère.

Le "Frère Jean" est le dernier ermite à occuper l’ermitage. En réalité il s’agit de Nicolas MARET, originaire de Laignes près de Châtillon-sur-Seine, entré dans les ordres vers 1750-1755. Il entre au chapitre de la collégiale de Grancey-le-Château, cette dernière faisant partie du diocèse de Langres.

C’est là qu’il prend le nom de "Frère Jean". Il y est chapelain. Vers 1760, il est détaché, on peut le dire comme ça, à l’ermitage St Michel qui en fait dépend de la collégiale. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, un ermite qui vit de spiritualité et de charité. Bien au contraire, il reçoit, du chapitre de la collégiale une rente annuelle et viagère de 100 livres. En plus, comme il est habile et industrieux, il fait des travaux de restauration de peinture et d’horlogerie qui lui assurent des revenus complémentaires non négligeables. Il travaille aussi dans les églises d’alentour et certains châteaux de la région. Monsieur DE CHASTENAY, le châtelain d’Essarois, est l’un de ses fidèles clients.
Mais le "saint homme" est également un homme d’affaires. Il prête, à qui le veut, à des taux usuraires. Cette réputation d’usurier dépasse le Châtillonnais. Le bruit court qu’il cache toujours de l’argent dans son ermitage. Mon père l’appréciait modérément, son côté homme d’affaires lui déplaisait. Mais il avait, tout de même, de bons rapports avec lui, sans plus. Moi, j’éprouvais, envers "frère Jean", les mêmes sentiments que mon père.

Ma mère entretenait de meilleurs rapports avec lui. Elle gommait de son esprit son côté homme d’affaires et ne voyait en lui que l’homme de Dieu, l’ermite étant devenu, au fil du temps, son confesseur. Elle allait souvent dans le jardin de l’ermitage cueillir des herbes médicinales que faisait pousser "frère Jean". De son côté, l’anachorète avait toute confiance en elle, quand il devait s’absenter, c’était à elle qu’il confiait ses clés. C’était aussi à elle qu’il avait recours pour les différentes choses dont il pouvait avoir besoin. Aussi, quand elle tomba gravement malade, avait-il expressément recommandé à mon frère Jean-Baptiste, qui était devenu son ami, de venir le chercher lorsque notre mère serait à l’agonie. Ceci, afin de faire les dernières exhortations et réciter les prières des agonisants.

Je laisse donc mon frère aller vers l’ermitage pour chercher l’anachorète. Moi, je vais à la maison du "Cordon". J’y trouve ma sœur Suzanne et la fille RAOULT au chevet de l’agonisante, je les rejoins et prie avec elles. Ma mère semblait au plus mal. Quelques instants plus tard, on frappe à la porte. C’est Antoine, mon beau frère, qui, après le départ de Jean-Baptiste qui avait raccompagné sa femme, Marie-Suzanne, décida de se rendre au chevet de la vieille dame. Nous nous mettons tous autour de notre mère et prions. Un moment plus tard, Jean-Baptiste nous rejoint, nous annonçant que "Frère Jean" l’avait engagé à remonter à l’ermitage dans une demi-heure. Mais, ce qu’il ne nous raconte pas, c’est ce qu’il s’est passé à l’ermitage ; l’ermite lui ayant expressément recommandé de n’en dire mot à personne...

En fait, je l’ai su plus tard, lorsque Jean-Baptiste m’a quitté pour aller chercher l’ermite, il s’est dirigé vers la colline où se trouve l’ermitage. Arrivé à mi-chemin, il aperçoit le petit bâtiment dans une obscurité totale, alors que peu de temps avant il y avait aperçu de la lumière. Il hâte le pas, afin de pouvoir voir l’anachorète avant qu’il ne s’endorme. A la porte de la chapelle, située à proximité du logement, il appelle le "Frère Jean" comme il le faisait ordinairement, il n’approchait jamais plus. N’obtenant aucune réponse, il réitère son appel trois fois. Enfin, il entend l’ermite qui lui répond en criant : « Jeannot, venez à moi ! ». Jean-Baptiste, intrigué, obtempère. Il essaie d’entrer dans l’ermitage, mais la porte est fermée. Il passe le mur, entre dans l’unique pièce.

Quel ne fut pas son étonnement, en voyant le "Frère Jean", couché dans son alcôve, ligoté, la tête enfouie dans le capuchon de sa bure, se débattant comme un beau diable. Vite, il retire la cuculle, détache l’homme qui n’arrive pas à se remettre de ses émotions et allume du feu afin de le réchauffer. Jean-Baptiste lui parle alors de sa mère agonisante, sollicitant sa venue auprès d’elle. L’autre lui rétorque qu’il n’a pas la tête à ça. Son bras étant enflé et meurtri, il demande à son sauveteur de le lui étuver avec du vin chaud puis de l’emmailloter avec un linge. Jean-Baptiste, quelque peu désarçonné, s’exécute. Une fois le pansement terminé, il réitère sa demande auprès de l’ermite. Ce dernier lui répond que, même s’il est ragaillardi, il préfère rester chez lui. Il lui dit aussi d’aller voir dans quel état se trouve sa mère et de revenir dans une demi-heure. Il lui recommanda aussi, expressément, de ne toucher mot à personne de sa malheureuse aventure. Quelque peu dépité, Jean-Baptiste retourne à la maison du "Cordon".

Une demi-heure après son arrivée près de nous, Jean-Baptiste, comme promis, retourne à l’ermitage. Antoine, Suzanne, la fille RAOULT et moi-même restons auprès de la pauvre agonisante. Nous prions tous en silence. Au bout d’un certain temps, Jean-Baptiste revient et nous raconte la mésaventure de l’anachorète. En effet, lors de son deuxième passage à l’ermitage, ce dernier lui raconte tout, avec force détails. Des brigands l’ont surpris dans son sommeil, lui ont enfoui la tête dans son capuchon, l’ont maltraité afin qu’il révèle où il cachait son argent. Ce qu’il fit, au bout d’un moment. Une fois le butin trouvé, 9 louis d’or et demi, ils s’enfuirent après avoir bu sa gnôle et pris ses deux montres en cuivre et quelques objets. Les 9 louis d’or et demi dérobés correspondent à peu près à 250 livres tournois : c’est deux fois et demi la rente annuelle versée par le chapitre de Grancey à notre ermite. C’est, aussi, plus que mon amodiation annuelle pour le moulin de "Roche".

Voila le récit Jean-Baptiste. Mais il ne nous raconte pas la fin de leur conversation, que nous avons apprise bien plus tard. Et pour cause… A la fin de leur tête à tête, "Frère Jean" se redresse vers son interlocuteur, et lui dit d’une voix exaltée : « J’ai reconnu mes agresseurs, à leur voix ». Jean-Baptiste, intrigué, lui demande des noms. La réponse le consterna. « Il y avait CHAUMONOT, dont j’ai bien reconnu la voix roque, VAURIOT, PAGEOT, ton frère Claude et ton beau frère Antoine LOIGNON ». Horrifié, mon frère lui répond que pour moi et Antoine, c’était totalement impossible puisqu’il nous a vus dans le courant de la nuit. L’autre n’en démord pas. C’est bien ces quatre hommes qui l’ont agressé. Il lui promet, quand même, de taire mon nom. Jean-Baptiste, effondré, quitte l’anachorète.

Ne connaissant pas toute la vérité, Antoine et moi, émus par le récit de notre frère et beau-frère, nous décidons de monter à l’ermitage, poussés par une curiosité naturelle, et par un sentiment d’humanité. Jean-Baptiste décide de nous suivre. Arrivés sur les lieux, l’anachorète avait disparu. Nous redescendons alors au village, vers notre mère qui n’était toujours pas bien. Vers 6 heures du matin je vais chez PAGEOT, le tailleur d’habits, pour lui raconter les événements survenus à l’ermitage. Ensuite, nous allons tous les deux chez EMAROT, le cabaretier, boire de l’eau de vie. Là aussi, nous parlons de la mésaventure de l’anachorète. Au sortir du cabaret, en rentrant chez moi, je passe chez le boulanger où je raconte encore cette histoire. Arrivé au moulin, je me mets au travail avec Pierre qui était déjà à l’œuvre.

Plus tard, j’ai appris qu’après le départ de Jean-Baptiste, l’ermite s’est refugié chez le curé LATOUR, à Beaunotte, un village voisin situé à une demi-lieue de là. Il raconte, bien sûr, toute son histoire, sans restriction, au chapelain. Ce dernier propose d’inviter à dîner le curé DELAPLANCHE, d’Aignay-le-Duc, afin de voir ensemble quelle suite donner à cette affaire. Ledit curé répond à l’invitation et emmène avec lui le sieur VIBERT, procureur du roi à la prévôté d’Aignay. Ce dernier écoute attentivement le récit de l’anachorète et décide, après le repas, de se rendre avec lui à l’ermitage, afin de dresser procès verbal. Au passage, il réquisitionne Jean CAILLARD, qui habite une des maisons du "Cordon", pour lui servir de greffier.
Arrivés sur les lieux, ils trouvent un fusil. Le père CAILLARD reconnaît cette arme, c’est son vieux fusil de chasse qu’il laissait dans sa cabane de jardin, à proximité de là. La serrure de la dite cabane est fracturée. Entrés dans l’ermitage, ils découvrent les dégâts faits au mur pour chercher les économies de l’ermite. Le greffier dresse procès verbal de la présence du fusil, de l’effraction de la cabane, des dégradations du mur et mentionne, en plus, la tuméfaction sur le bras de la victime.

L’information judiciaire

Le lendemain, donc le 7 décembre, l’information judiciaire commence. C’est aussi le jour de l’inhumation de notre mère. L’agonie de notre pauvre maman s’est terminée la veille. Le curé DELAPLANCHE lui ayant donné les derniers sacrements. Faut-il y voir un signe ? Son décès a eu lieu 6 ans, jour pour jour, après celui de notre père.

Toute notre famille l’accompagne dans sa dernière demeure. Comme pour l’inhumation de notre père, toute la parentèle est là. Il y a beaucoup de monde, car de nombreuses femmes du village ont eu à faire à elle pour accoucher.

A la fin de l’enterrement, Antoine et moi, nous nous rendons chez le curé DELAPLANCHE pour le remercier et lui donner son obole. Nous y rencontrons l’ermite qui discutait avec lui. L’anachorète a un comportement normal avec nous, comme d’habitude. Nous sommes loin de nous imaginer tout ce qu’il a raconté sur nous, la veille, au procureur VIBERT.

Après l’enterrement, je reprends mes activités habituelles ; celle de meunier et celle de marguillier. Le 12 décembre, dans la journée, alors que je travaille au moulin, le sergent de ville DESCLERS vient, à ma plus grande stupéfaction, m’arrêter et m’emprisonner. En chemin, le sergent m’apprend que je suis accusé d’avoir agressé l’ermite. Arrivé dans le bâtiment servant de prison, j’y vois, avec surprise, Guillaume VAURIOT et Claude PAGEOT. Je leur demande ce qu’ils font là. PAGEOT me répond que, comme moi, ils sont accusés d’avoir agressé "Frère Jean". Je l’interroge s’il sait d’où viennent ces accusations.

Sa réponse me déconcerte totalement, de l’ermite lui-même ! Il nous aurait reconnu à la voix. Il aurait aussi reconnu CHAUMONOT à sa voix roque. Seulement CHAUMONOT a un alibi solide, il n’était pas à Aignay cette nuit là. C’est pour cela que l’ermite n’a pas osé l’accuser judiciairement. A ces paroles, une question me vient à l’esprit. L’anachorète n’étant pas fiable pour son accusation contre CHAUMONOT, pourquoi le serait-il quand il nous accuse tous les trois ?

Après notre emprisonnement, l’information continue. Nous sommes interrogés, nous clamons tous les trois notre innocence. Cinquante deux témoins sont entendus.

En ce qui me concerne, je ne sais pas si la veuve ETIENNE, seigneur engagiste, ma bailleresse, a été entendue comme témoin de moralité. Par contre, je sais que Claude MIGNARD, qui est laboureur et marchand, a dit au prévôt : « Claude GENTIL est le plus honnête homme de meunier qu’il soit ». En effet, les meuniers n’ont pas toujours bonne réputation. Ceux qui ont un droit de mouture d’un montant misérable et n’arrivent pas à en vivre correctement, sont tentés de tricher sur la mesure de ce droit. Ce qui n’est pas mon cas. Tout le monde le sait bien.

Enfin, le 16 avril 1781, le prévôt d’Aignay renvoie au bailliage de Châtillon toute la procédure criminelle qu’il avait instruite, avec les pièces à conviction. Nous sommes transférés, tous les trois, dans la prison de cette ville.

Le tribunal du bailliage de Châtillon est composé, du grand bailli, ici, le sieur FEVRET DE FONTETTE, d’un lieutenant général, d’un lieutenant général honoraire, d’un lieutenant criminel, d’un lieutenant civil, de deux conseillers, d’un avocat du roi, du procureur du roi et d’un greffier. Ces magistrats font, nous dit-on, une enquête loyale et la plus complète possible. Malgré les déclarations formelles de l’ermite, ils refusent de nous juger sur la déposition d’un unique témoin. Ils entendent 135 témoins. Beaucoup de témoignages ne sont pas vraiment à charge, mais fondés sur des ragots et des on-dit. Comme nous sommes tous les trois, assez biens installés dans la communauté d’Aignay, on aurait pu penser qu’une majorité de déclarations nous seraient franchement favorables. Il y en a, semble-t-il, mais pas suffisamment pour enlever le moindre doute. Comment expliquer cela ? Par une certaine "jalousie" de classe ? Petits laboureurs, manouvriers, mendiants et autres, sont peut-être pas mécontents de voir des gens mieux placés qu’eux dans la communauté, avoir de sérieux ennuis. C’est possible, mais pas certain. Par contre, je pencherai pour une autre hypothèse. "Frère Jean" est un ecclésiastique, et l’église a une forte influence sur les populations. Un homme d’église ne peut pas mentir et si l’ermite nous a reconnu, c’est la vérité. Souvent, dans des cas d’erreur judiciaire, les témoins y contribuent pour une large part. Si bien qu’à la fin de l’instruction, à notre grand étonnement, nous sommes encore plus chargés qu’auparavant. De plus, Jean-Baptiste et Antoine sont impliqués dans l’affaire et nous rejoignent en prison.

En ce qui me concerne, les indices accusateurs sont assez nombreux (11), mais peu consistants. Je vous cite les cinq principaux :

• Ma haine envers "Frère Jean". Il y aurait deux faits qui motiveraient cette haine.
Le premier, j’ai fait un billet de 80 livres au profit de l’ermite qui l’a ensuite passé à l’ordre du sieur GUENEBAUT. Ce fait aurait déclenché ma haine... Cette histoire est vraie, mais date de 7 à 8 ans avant le vol. Franchement, je ne vois rien, là-dedans, qui puisse déclencher ma haine.
Le deuxième fait, c’est qu’un jour de Saint Michel (fête de l’ermitage), l’anachorète n’aurait donné qu’une bouteille de vin pour cinq hommes, dont j’étais... Ce fait aurait déclenché ma haine ? Franchement, c’est à mourir de rire. C’est vrai que je ne l’apprécie pas trop, mais de là, à le haïr...

• Le tremblement de mes mains, lorsque j’ai raconté l’agression du moine à Claude PAGEOT, le matin du crime. Témoignage de l’apprenti du tailleur d’habits. Je ne me souviens plus. Peut-être que mes mains tremblaient, mais il faisait froid et j’avais passé une nuit blanche.

• Lorsque j’ai rencontré "Frère Jean" avec Antoine, chez le curé, après l’enterrement de notre mère, je ne me serais pas approché de ce dernier. Témoignage de la bonne du curé DELAPLANCHE… Je ne me souviens pas de m’être écarté de l’ermite. Que je ne lui ai pas fait fête, ça, c’est certain.

• On a trouvé sur les lieux un briquet pour allumer les bougies, semblable à celui de la sacristie de l’église. Comme je suis marguillier, cela a suffi pour me soupçonner.

• On a aussi découvert un bâton. Ce bâton pourrait être, selon certains témoins, le bâton dont je me sers pour soulever les meules de mon moulin. Le bâton dont je me sers pour ce travail est bien particulier. Je ne pense pas que ce soit un semblable qui ait été trouvé sur les lieux du crime.

• Les six autres indices ne sont pas plus convaincants.

Le 7 décembre 1781, un an, jour pour jour, après le début de la première information, le ministère public est appelé à donner ses conclusions.

Monsieur DARRENTIERE, procureur du roi, n’arrivait pas à avoir une opinion claire et nette sur cette affaire. Tous les trois, nous avions une bonne réputation. Jusqu’au jour du crime, nous jouissions de l’estime générale. Pouvait-on imaginer que du jour au lendemain, nous pouvions devenir des criminels ? Fallait-il nous condamner sur la seule affirmation de l’ermite et des témoignages douteux ? Telle est la réflexion du magistrat. Aussi décide-t-il de demander une information supplémentaire d’une durée d’un an. A la surprise générale, le bailliage ne suit pas le ministère public, mais condamne Guillaume VAURIOT à être pendu sur la place d’Aignay, après être passé à la question préalable (interrogatoire sous la torture afin de dénoncer les complices éventuels). Il ordonne aussi un sursis pour le jugement des autres accusés jusqu’après l’exécution de VAURIOT.

Jugement d’appel du parlement de Bourgogne, exécution de la sentence

A l’annonce du verdict, tous les cinq, nous sommes assommés. Une condamnation à mort ?!! Nous n’en revenons pas. Aussi, nous décidons de faire appel au parlement de Dijon. On nous transfère à la prison de la conciergerie du parlement de cette ville.
Nous sommes jugés par la chambre des Tournelles qui juge tous les procès criminels en appel. Avant le jugement, toutes les pièces de la procédure sont examinées. Par contre, on n’entend aucun témoin, mais on nous confronte avec "Frère Jean". Ce dernier reste très catégorique dans ses déclarations. Chacun de nous lui donne la preuve évidente qu’il ne pouvait pas être à l’ermitage au moment de l’agression. Il ne veut rien savoir, campe sur ses positions et maintient fermement ses accusations. Nous sommes tous exaspérés. Je lui dis, d’une façon solennelle « Frère Jean, pensez qu’il y a un Dieu qui est le maître de tous. Je le prie tous les jours de faire connaître la vérité et d’éclairer les juges. Quant à vous, Frère Jean, vous êtes un misérable. Vous n’irez pas au ciel. » Il ne bronche pas et me fixe avec un regard noir qui laisse percer du mépris.

Le 9 mars 1782, la chambre de la Tournelle donne son verdict. Elle est composée de 22 membres. Il y a 3 présidents, le premier étant Monsieur CHESNARD DE LAYE. Elle comprend aussi 16 conseillers et 3 gens du roi dont 1 procureur général et 2 avocats généraux.

L’arrêt de la cour est étonnant, il est tout à fait différent de celui du bailliage de Châtillon­sur-Seine. Je suis le principal accusé, alors que VAURIOT passe au second plan. Je suis condamné à la peine de mort par pendaison après être passé à la question ordinaire et extraordinaire (question préalable), afin de dénoncer mes complices. Les autres accusés seront jugés après mon exécution. A la lecture de la sentence, je suis complètement effondré. Ma foi vacille. Comment Dieu peut-il laisser passer une telle injustice ?

Le 13 mars, je suis conduit à la salle de torture qui se trouve au sous-sol de la prison. C’est une salle horrible, avec une petite ouverture au plafond qui laisse entrer une lumière blafarde. On entrevoit un bureau en bois grossier, avec son fauteuil. C’est la place du greffier. Il y a aussi trois autres fauteuils rudimentaires pour les questionnaires et le chirurgien. Sur le mur, en face du bureau et des fauteuils, il y a un treuil à crans, scellé à la maçonnerie. Au milieu du plafond il y a une poulie fixée à une poutre. Une corde descend de la poulie et va s’enrouler sur le treuil à crans. Ce dispositif a le nom étrange de "moine du camp". C’est l’instrument de torture qu’utilise le parlement de Dijon pour pratiquer la question. Chaque parlement a son supplice officiel. A Metz, on emploie les "grésillons", à Besançon, "l’estrapade", à Lyon, "la ’tour", à Caen, le "jeu de flûtes", etc. Cette dénomination de "moine du camp", viendrait du fait qu’au 13e siècle, lors de l’inquisition, c’est un moine, originaire de la ville de Caen, qui aurait inventé cet instrument de torture. Ce dernier, au début, s’appelait "le moine de Caen" mais au fil des siècles sa dénomination est devenue, le "moine du camp".

Je suis confié aux soins du tourmenteur. Ce dernier m’attache les mains à la corde qui descend de la poulie, puis les pieds à une grosse pierre. Le questionnaire, le sieur Pierre ELIOT, lui fait signe d’aller se placer près du treuil et de tourner ce dernier jusqu’au premier cran. Je me sens alors soulevé, les bras en l’air, mes pieds ne touchant plus le sol. Je sens le poids énorme de la pierre qui est fixée à mes pieds. Mon corps se distend dans d’affreuses douleurs.
Le questionnaire me pose plusieurs questions relatives aux déclarations de l’ermite. Il me fait aussi observer que, d’après la procédure, je suis coupable. Malgré la douleur, je lui réponds alors « Ce sont les hommes qui ont trompé les juges ».

On m’applique ensuite la question extraordinaire en changeant la pierre par une autre 3 fois plus lourde. Au premier cran, je déclare que je suis disposé à tout souffrir, mais que jamais on ne me fera dire ce qui n’est pas, parce que j’ai une âme à sauver.

Au deuxième cran, on me demande qui a battu le briquet ? Rempli de douleurs, je réponds : « Je n’en sais rien, hélas ! Mon Dieu, ayez pitié de moi. Les malheureux qui l’on fait, il faut que je souffre pour eux ! »

Au troisième cran, on m’interroge pour savoir qui avait cassé le bras de l’ermite. Je sens mon corps se disloquer, je réponds : « je n’en sais rien, je n’y étais pas. On me ferait souffrir dix mille fois plus que je ne dirai jamais autrement ». Puis on me demande qui a laissé son bâton à l’ermitage, lorsque j y étais allé avec Antoine LOIGNON et Jean-Baptiste GENTIL. J’ai du mal à répondre : « Je n’en ai point porté ! Seigneur faites paraître les coupables, s’il vous plaît. Donnez moi la force de souffrir. Si on connaissait mon innocence, on aurait pitié de moi ! »

Au quatrième cran, on me demande qui a bu les liqueurs. Malgré la douleur qui devient de plus en plus forte, je réponds : « Je n’en sais rien. Je voudrais que ceux qui les ont bues en aient été empoisonnés. On aurait alors reconnu les vrais coupables ! »

Au cinquième cran, la douleur m’arrache plusieurs cris à la suite desquels, je profère ces paroles : « Il est aussi sûr que je suis innocent, qu’il est sûr que le soleil nous éclaire ! »

Au sixième cran, on me demande ce qu’a dit l’ermite quand on lui a fait toucher le bout du fusil. Un grand cri de douleur s’échappe du plus profond de mon être, et je dis : « Mon Dieu je n’y étais pas ! Les martyrs n’ont pas tant souffert que moi et je n’ai point fait de mal ! »

A cet instant, le chirurgien, le sieur BELLEY, chargé de surveiller l’application de la torture, déclara que je ne pouvais en supporter davantage.

On me détache et on me fait subir un nouvel interrogatoire, je n’avoue rien, non plus. Après quoi, je suis livré au bourreau, le sieur CHEFDEVILLE, qui sur le champ demande à l’un de ses sbires de m’aider à monter dans une charrette. J’ai du mal à marcher, je ne sens plus mes jambes. L’homme peine à me faire avancer. Une fois dans la charrette, on m’emmène place du Morimont où se trouve le gibet. Ce dernier est entouré de nombreux curieux qui viennent se divertir en regardant le malheur des autres. On m’aide à monter sur l’estrade du gibet. Le bourreau me place sous la potence, me passe la corde au cou. Un curé s’approche de moi, balbutie quelques mots que je ne comprends pas. La trappe sur laquelle j’étais placé s’ouvre subitement. Tout d’un coup le sol se dérobe sous mes pieds. Je perds connaissance, pour ne plus jamais reprendre conscience...

C’est le 13 mars 1782

Le 19 mars VAURIOT est condamné aux galères, il y mourra un an plus tard. Les autres accusés, PAGEOT, Antoine et Jean-Baptiste, sont remis en liberté, faute de preuves.

A Aignay, à l’annonce de la sentence du parlement de Dijon, les réactions sont assez contrastées. C’est la consternation et la tristesse dans notre famille. Même chose chez les VAURIOT, qui iront s’exiler vers un pays lointain. Personne n’a su où, exactement. Mais pour une partie de la population c’est l’indifférence, voire même de la satisfaction chez les "partisans" de "Frère Jean". Le commerce de Jean-Baptiste périclite. Pour beaucoup de gens, il est le frère de l’assassin. Découragé il déménage à Villeneuve-les-Convers, situé à environ 4 lieues au sud ouest d’Aignay et s’installe comme fabricant de peignes à tisser.

Ce sont mes enfants qui, malheureusement, souffrent le plus de cette situation. Surtout mes filles, Claudine, Marie-Suzanne et Françoise, âgées respectivement de 20, 9, et 7 ans. Elles subissent sarcasmes et insultes de la part de leurs camarades, et parfois même d’adultes. Aussi, Claude SEROIN, le cousin germain d’Anne (leur oncle à la mode bourguignonne), huissier royal, les envoie chez son frère, Pierre-Bernard, notable à Paris. Claudine qui a appris le métier de couturière, comme sa mère, sait se rendre utile. C’est une jeune femme formidable. Elle a une volonté équilibrée, mais un fort caractère, elle sait s’affirmer. En plus elle est jolie, élégante et a une beauté sensuelle qui reste discrète. Elle attire les regards masculins.
Mes deux autres filles sont plus jeunes, moins raisonnables que leur aînée, plus espiègles. Elles sont, elles aussi, adorables. Je suis content qu’elles soient recueillies dans une famille de la bourgeoisie parisienne. Leur bonne éducation sera assurée.

Pour mon fils Pierre, les choses se sont mieux passées. En 1780, il a 20 ans et me succède au moulin "de Roche". Il a déjà une bonne notoriété comme meunier. L’annonce de la sentence n’a pas eu de répercussions sur sa situation. En effet, en 1782, il est élu marguillier par la communauté du village pour 9 ans. C’est un bon garçon, je suis fier de lui. Il recueille ma bonne Anne, au moulin. La pauvre est complètement anéantie par ma disparition tragique, elle qui n’a jamais douté de moi. Ne pouvant subsister avec ses faibles revenus de couturière, elle a finalement accepté de vivre chez son fils.

La bande de Montargis.

Quelques années après la sentence, une nièce de Jean-Baptiste, du côté de sa femme, qui demeurait à Dijon, fait rebondir l’affaire. En faisant son marché, elle voit des colporteurs, marchands d’images, qui vendaient toutes sortes de "nouvelles". Elle est attirée par une de ces "nouvelles" qui relatait le jugement, à Montargis, d’une bande de bandits ayant perpétré un vol, dans des circonstances identiques à celles du vol de l’ermite d’Aignay. Elle achète la "nouvelle" et l’a fait parvenir à son oncle. Ce dernier, convaincu qu’il y avait là, une possibilité d’innocenter les cinq accusés, dont lui même, décide de se rendre à Montargis. Malheureusement, il n’a pas le moindre sou pour faire le voyage. Son commerce de peignes à tisser ne suffisant pas, il fait, en plus, le manœuvre pour autrui. Au bout de sept semaines, il réussit à récolter l’argent nécessaire pour payer son trajet.
Arrivé à Montargis, il se procure les documents désirés auprès des juges qui sont bienveillants à son égard. Deux jugements sont très explicites, celui de Jacques PERISSOL et celui de Marguerite ROUSSEL.

• Dans le premier, daté du 2 avril 1783, il est clairement établi que l’accusé et ses complices, dans le courant du mois de décembre 1780, sont entrés par effraction dans un ermitage situé entre Châtillon-sur-Seine et Saint-Seine. Ils ont brutalisé l’ermite avant de lui voler 9 louis et demi et plusieurs effets.

• Dans le second, daté du 14 juin de la même année, l’accusée est fortement suspectée d’avoir eu connaissance d’un vol, perpétré par Jacques PERISSOL et ses complices, chez un ermite demeurant sur une montagne entre Châtillon-sur-Seine et Saint-Seine. Elle avoue aussi, avoir eu sa part d’argent provenant de ce vol.

Les deux comparses ont été condamnés à mort et exécutés.

En lisant ces deux jugements officiels, Jean-Baptiste est rempli de joie et d’espoir. Il bénit le hasard qui a conduit sa nièce vers ces colporteurs. Sans perdre de temps, il se rend à Dijon et confie les deux documents au procureur général du parlement de cette ville, Monsieur PERARD. Après lecture, ce dernier, honnête, reconnaît l’erreur faite en 1782, par le parlement. Il lui recommande de poursuivre l’affaire et de prendre pour conseil Maître D’AUBENTAN, l’un des jurisconsultes les plus éclairés de la ville. Ce dernier se met en rapport avec le juge rapporteur de l’affaire GENTIL­VAURIOT. Ils décident de faire interroger Charles-Noël LARUE, le seul survivant de la bande, qui est toujours en prison à Montargis. L’interrogatoire a lieu le 22 janvier 1785. Les déclarations de l’inculpé sont tellement précises qu’aucun doute sur l’agression ne peut subsister. Le 6 mars 1786, leConseil d’État ordonne, par lettre patente, la révision du procès de 1782.

Le procès en réhabilitation

A la suite de cette lettre patente de 1786, Le parlement de Dijon ordonne une nouvelle instruction. Il exige, le 27 juin 1787, le transfert de LARUE dans la prison de son palais, afin d’être interrogé.

L’interrogatoire très précis dure 4 séances. L’accusé persiste dans ses déclarations faites à Montargis, le 22 janvier 1785. Il fait preuve d’une probité inattendue pour un individu de cette espèce. A un moment donné il s’écrie même devant la cour « Je sais que je dois périr, mais je ne souffrirai pas que des innocents soient opprimés pour un crime dont ils ne sont pas coupables ».

Il est confronté à "Frère Jean". Ce dernier, malgré les preuves irréfutables, persiste dans ses accusations contre les 5 accusés de 1782, ridiculisant. LARUE, lui même, et lui dit, d’un ton violent « Je suis un scélérat, mais vous l’êtes mille fois plus que moi, de persister dans une erreur qui est à la base d’une condamnation injuste ».

Après l’instruction qui démontra l’innocence des accusés de 1782, se tient le procès en révision. C’est Monsieur GODARD, avocat au parlement de Paris, qui assure leur défense. Il est célèbre pour avoir rédigé plusieurs mémoires de grande qualité. C’est Claude SEROIN, le cousin d’Anne, huissier au parlement de Dijon, et son frère, Pierre-Bernard, notable à Paris, qui l’ont sollicité. Ils ont fourni au célèbre défenseur tous les renseignements nécessaires pour rédiger son mémoire. Ce dernier, très fourni et très détaillé, démonte un à un tous les indices accusateurs, surtout ceux me concernant. Il n’a aucun mal à emporter l’adhésion des juges. Le mémoire est suivi d’une consultation du célèbre juriste C.J.B TARGET qui fait partie d’un comité chargé de réviser les lois civiles et criminelles du royaume. Consultation qui, par ses réflexions profondes et humanistes, complète à merveille le mémoire du sieur GODARD.

Le 28 août 1787, la "Tournelle" rend l’arrêt de réhabilitation ; Arrêt qui décharge ma mémoire et celle de VAURIOT, des condamnations prononcées contre nous, les 8 et 19 mars 1782. En outre, ce jugement renvoie Claude PAGEOT, Antoine LOIGNON et Jean-Baptiste GENTIL de l’accusation intentée contre eux et ordonne que les écrous les concernant, dans les geôles de Châtillon et de la conciergerie du palais, soient rayés et biffés. La mention du présent arrêt étant faite en marge de chaque écrou. Enfin, il condamne Charles-Noël LARUE à être pendu en place d’Aignay.

Au lendemain du jugement, à Aignay, pour ma famille et nos amis, malgré une certaine amertume, c’est tout de même une joie immense. Les agnaicois, dans leur ensemble, saluent cette décision du parlement. Par contre, "Frère Jean" a déserté l’ermitage St Michel, il a disparu et reste introuvable.

Mon père et moi avions raison de nous méfier de cet individu. Son comportement dans cette affaire est quelque peu déconcertant. Il est quand même coupable, par son entêtement inconsidéré, de la mort de deux innocents. Quand, à Châtillon et à Dijon, nous lui donnions des preuves de notre innocence, pourquoi a-t-il persisté dans ses accusations ? Est-ce par orgueil ? Ne voulant pas avouer que, sous l’emprise de l’effroi, il aurait pu se tromper en entendant les voix de ses agresseurs ? Ou alors était-ce par perfidie ? Pourquoi, sur les cinq accusés, trois d’entre eux appartenaient à la famille GENTIL ? L’amitié qu’il nous portait, soit disant, était-elle feinte ? Avait-il envers nous, quelque rancœur cachée ? On peut se le demander...

On peut, aussi, s’interroger sur le fait qu’il n’a pas été inquiété par la justice. Il a menti éhontément à la cour, surtout à l’instruction contre LARUE, en niant l’évidence. On peut penser qu’étant ecclésiastique, les magistrats n’ont pas osé l’accuser de parjure. Ils n’ont pas voulu affronter directement l’église, ici, en l’occurrence, l’évêque de Langres, Monseigneur DE LA LUZERNE, qui, à cette époque, exerce une forte influence dans l’entourage du Roi.

En fait, en quittant Dijon, l’anachorète se rend directement à la collégiale de Grancey-le-Château, sa maison mère, si je peux dire. Là, on l’envoie à l’ermitage St Jean-Baptiste, pas très loin de la collégiale. En 1790, le chapitre de cette dernière est supprimé par le directoire du district d’Is­sur-Tille.

A ce moment là, "Frère Jean" fait une requête au directoire de district pour demander le paiement des arriérés de sa rente viagère que ledit chapitre ne lui aurait pas versés. Ces arrérages se montent à 1300 livres, la requête est acceptée par le directoire.

Je reconnais bien là le côté "homme d’affaires" de l’ermite. Il vit toujours de sa petite "industrie" et de ses prêts à taux usuraires. En 1794, lors de la Terreur, il est incarcéré à la prison de Châtillon-sur-Seine, ses affaires louches ont du irriter les révolutionnaires ; Ou alors, il était là pour être réfractaire à la constitution civile du clergé ; peut-être, les deux à la fois. Pendant près d’un an, il croupit dans cette geôle, au milieu de nombreux détenus. Il y avait des châtelains de la région, des ecclésiastiques, des laboureurs, plus ou moins riches, qui n’avaient pas fourni leurs réquisitions aux marchés, et d’autres malheureux de tous genres. Il y a même eu pour un temps, Victorine de CHASTENAY, la fille du châtelain d’Essarois, pour lequel l’ermite a beaucoup travaillé. La jeune femme l’a très bien reconnu. Au sortir de prison, il se fait oublier, on n’entend plus parler de lui.

Bienfaisance

Au lendemain du verdict de réhabilitation, il y a un vaste élan de générosité envers les familles des victimes de cette erreur judiciaire. Le parlement de Bourgogne qui avait condamné les cinq accusés, en 1782, fait un don de 3000 livres, sans doute pour masquer sa honte. Le président de la Tournelle, fait personnellement et discrètement un don d’une valeur non divulguée. Les commentateurs de l’époque soulignent que sa générosité envers ces malheureuses familles est l’effet naturel des sentiments de justice et d’humanité qui ont toujours rendu cet homme recommandable.

Le clergé de Dijon, avec l’accord de l’évêque, organise une quête. Presque tous les corps ecclésiastiques y participent, chacun suivant ses possibilités.
Plusieurs particuliers donnent de petites sommes qui, ajoutées les unes aux autres, atteignent presque la valeur de 1000 livres.

Enfin notre bon roi, Louis XVI, lui même, ému par la malheureuse situation des familles, fait verser par l’intermédiaire de Maître GODARD, une somme de 6000 livres, provenant de son trésor personnel.

Ma bonne Anne, ma femme reçoit une somme de 800 livres, lui permettant d’acheter une maison, entre 1788 et 1789, au sieur GALLIMARD d’Aignay, pour la somme de 300 livres. Elle la donnera à notre fils Pierre lors de son mariage. Ce don est fait en remerciement du soutien matériel et moral qu’il lui a apporté aux lendemains de ma mort. Cette somme lui a permis, aussi, de donner à chacune de nos trois filles, 150 livres, en guise de dot.

Pierre, mon aîné, a reçu une somme de 420 livres provenant du trésor royal. C’est maître GODARD, l’auteur du mémoire de réhabilitation, qui la lui a remise, le 30 mars 1788. Plus tard, il recevra une somme équivalente provenant de divers dons. Lors de son mariage, en 1789, le grand avocat fait partie de ses témoins.

Ma fille Claudine se marie à Paris avec Jean ALLEGRET, un bourgeois de cette ville, le 13 mai 1788. Il est fabricant de bas de soie. Depuis qu’elle est chez Jean-Bernard SEROIN, elle exerce son métier de couturière à la maison. La femme de Jean-Bernard l’a prise sous sa coupe et l’a présentée à toutes ses amies bourgeoises. Elle a, tout de suite, eu une bonne clientèle, si bien qu’à son mariage, elle a pu apporter à la communauté 1200 livres en meubles, habits, etc.. Elle a aussi amené la somme de 400 livres provenant de ses gains et de ses économies.

De plus, elle a été dotée, sur le bienfait de notre bon roi Louis XVI, par le corps de bonneterie de Paris, du droit de maîtrise pour son époux, Jean ; droit qui se monte à 800 livres. Parmi ses témoins, outre Claude et Pierre Bernard SEROIN, il y avait maître GODARD.

En ce qui concerne Marie-Suzanne, entrée dans les ordres, elle a reçu, toujours de notre bon roi, une somme de 400 livres ; somme qu’elle a donné à sa petite sœur, Françoise, lors de son mariage en 1808. J’ose espérer que son entrée au carmel n’a rien à voir avec ma condamnation...

Françoise, la petite benjamine, est retournée vivre à Aignay, avec Anne, après le mariage de Pierre. Elle se marie le 5 septembre 1808 avec Jean MUGNERET, un jeune homme de 26 ans, que j’ai connu quand il était enfant. C’est le fils d’un de mes meilleurs amis. Il est devenu tissier à Aignay. Françoise, a reçu la somme de 400 livres de sa majesté. Avec le don de sa sœur, elle peut apporter 800 francs à la communauté.

Je suis plein de gratitude envers les frères SEROIN qui ont assuré l’avenir de mes filles. Ils ont toujours cru en mon innocence et ont tout fait pour ma réhabilitation. Que Dieu les bénisse !
Mon frère, Jean-Baptiste, qui a été emprisonné avec moi, puis relâché, faute de preuves, a aussi été indemnisé. Il a pu s’acheter 14 pièces de terre, dans la commune d’Aignay, la superficie totale est d’environ 2 Ha.

Bien sûr, mes proches ont été indemnisés, mais peut-on par de l’argent compenser la perte d’un être aimé, qui plus est, injustement condamné ?

Certes, ma mémoire a été réhabilitée, mais cela ne peut réparer l’anéantissement d’une vie dans d’atroces souffrances.

Mes réflexions

Depuis mon exécution, je ne cesse de ressasser cette question : qu’est ce qui, dans ma vie, aurait pu faire croire aux juges que je puisse devenir un criminel ?

Je pense avoir été un bon mari. Dieu sait que j’aimais Anne ! Elle me le rendait bien, d’ailleurs.
Je crois, aussi, avoir été un bon père. J’ai toujours eu de bons rapports avec mon Pierre. C’était mon aîné, je lui faisais une confiance totale. D’ailleurs, ma confiance était bien placée, car après mon exécution, il a parfaitement assumé, prenant le moulin en main et recueillant Anne.
Mes filles, c’est pareil, je les adorais ; Claudine qui ressemblait tellement à sa mère avec son naturel doux, aimable et sociable. Les deux plus petites étaient mignonnes, elles illuminaient ma vie.

Je pense avoir été honnête toute ma vie, aussi bien comme peigner que comme meunier. Je n’ai jamais triché sur mon droit de mouture ; tout le monde le savait. J’ai toujours fait du bon travail, du mieux que je le pouvais. Et je n’ai jamais lésiné sur ma peine. J’avais, d’ailleurs, bonne réputation, sinon je n’aurais jamais été élu marguillier.

Je me suis toujours comporté en bon chrétien. Le contraire m’eut été difficile, vu l’éducation prodiguée par mes parents qui étaient très pieux. Le curé DELAPLANCHE en est témoin, je n’ai jamais manqué un office, sauf en cas de force majeure, bien sûr, ni une procession, puisque je les organisais avec lui. J’allais aussi régulièrement à confesse. Mais je m’interroge ; pourquoi est-il resté neutre, lors de l’affaire...

Franchement, je ne vois rien, là, qui puisse mettre le doute dans l’esprit des juges et les conduise à prononcer une condamnation à mort. Pourquoi en est-on arrivé là ? Après moult réflexions, je suis parvenu à privilégier deux explications.

• D’abord, le fonctionnement de la justice de l’ancien régime. Pour faire simple ; jusqu’au 16e, 17e siècle, pour un crime grave, c’est l’aveu qui servait de preuve. C’est pourquoi le suspect était soumis à la question préparatoire (torture destinée à forcer les aveux). Avec l’évolution des mentalités et le manque d’efficacité, cette méthode est tombée en désuétude.

Pour exemple, au 18e siècle, au parlement de Bourgogne, sur plus de 6000 accusés, seulement 63 ont subi la question préparatoire. Cette dernière a donc été définitivement abolie en 1781, par notre bon roi Louis XVI, alors qu’elle n’était pratiquement plus utilisée. L’aveu a donc été remplacé par le témoignage, les indices d’accusation et la présomption. Encore faut-il que les témoignages soient indubitables. Il fallait deux témoignages irréfutables pour servir de preuve. C’est, semble-t-il, le maillon faible dans notre affaire. C’est ce qui tourmentait le procureur DARRENTIERE, du bailliage de Châtillon, qui demanda à la cour de prolonger l’information judiciaire d’un an. A cela, la cour répondit par la condamnation à mort de VAURIOT. Condamnation à mort ! Alors qu’il ne s’agissait que d’un vol ! Un vol avec agression, certes, mais seulement un vol. Il n’y a pas eu homicide. En général la peine de mort était appliquée en cas d’homicide ou de ’grand crime’. Il faut croire que les juges du bailliage de Châtillon et ceux de la "Tournelle" considéraient comme ’grand crime’ l’agression et le vol d’un ecclésiastique.

• Vient maintenant, ma seconde réflexion. A mon époque, dans l’état d’esprit populaire, l’ecclésiastique reste, quelque part, un ’homme de Dieu’. Et pour les juges il ne peut parjurer, c’est impossible. Généralement, le vol avec agression est puni, au pire, par l’envoi aux galères. On peut penser que si ’frère Jean’ n’avait pas été un religieux, la peine capitale n’aurait pas été décidée par les magistrats. Aussi bien pour VAURIOT que pour moi. Cette erreur judiciaire est, je crois, la dernière d’une série qui a marqué la fin du 18e siècle. Les affaires CALAS, MONNERAT, DE LA BARRE, MARTIN, ont suscité un large mouvement de contestation contre la justice.

L’opinion publique influencée par les philosophes réclamait une réforme de la législation. Notre bon roi Louis XVI était conscient de la nécessité de réformer. Aussi, le 15 février 1788, il abolit la question préalable (torture infligée au coupable afin d’obtenir le nom d’éventuels complices). Dans le même temps, il charge le garde des sceaux, LAMOIGNON, de réorganiser l’institution. Mais cette entreprise intervenant trop tardivement ne put être menée à bien. C’est l’assemblée constituante qui, après avoir aboli la procédure criminelle instaurée par COLBERT, adopte le décret qui réforme cette dernière du tout au tout, le 9 octobre 1789.

Parfois il m’arrive de penser que si l’agression de l’ermite avait eu lieu dix ans plus tard, l’affaire aurait, probablement, pris une toute autre tournure. Je n’aurais pas payé de ma vie, dans d’atroces souffrances, le mensonge éhonté d’un moine borné et scélérat.

Remerciement : Un grand merci à Odile JUBLOT pour son aide dans la mise en forme de ce récit.

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