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Des Touamotous aux Marquises

Dixième partie de la croisière du Rigault de Genouilly dans le Pacifique.

Le vendredi 17 février 2023, par Michel Carcenac

- Pour découvrir l’histoire des Moron

Des Touamotous aux Marquises, la dixième partie du périple du Commandant Moron sur le Rigault de Genouilly. Dans l’archipel des Marquises, le plus éloigné du monde, il marche sur les traces de Gauguin et aurait pu rencontrer Thor Heyerdhal. Comme dans la plupart des îles, les missionnaires catholiques et protestants s’en disputaient la possession, pour leur congrégation et leur gouvernement. La lutte de Gauguin pour la défense des marquisiens contre les missionnaires et l’administration était continuelle comme celle de Stevenson aux Samoas.

Fakarava Mouillage de Rotoava : 26 août –27 août 1937

A 450 km au Nord-Est de Tahiti, l’atoll de Fakarava. Le village de Rotoava est situé au NE de l’atoll.

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Atoll de Fakarava vu de l’ISS. La passe Nord et la passe Sud sont bien visibles. Wikipedia Commons.

Son mouillage en eau profonde est un bon abri sauf par vent de sud, le Mara’amu (rare). Dans ce cas on mouille à l’extérieur de la passe, sous le vent d’un motu. La passe N de Fakarava, la passe Garue est la plus large de Polynésie (1600 m de large). Elle donne accès au mouillage et au village de Rotoava. C’est la seule passe accessible aux gros navires qui l’empruntent pour aller mouiller devant le village. Le courant sortant peut être très fort et atteindre jusqu’à 9 nœuds par forte houle de S, les courants de marée peuvent créer un mascaret dans la passe.

L’île a été évangélisée par Honoré Laval dont nous avons longuement parlé dans les épisodes précédents. L’église de Rotoava a été construite en 1845 et bénie en 1890. Depuis, la population est restée catholique. Le village de Tétamanu se trouve, au niveau de la passe sud, ainsi que son ancienne église en corail, l’une des toutes premières églises catholiques de la Polynésie.

Nuku Hiva baie de Taiohae : 29 août – 31 août

Nuku Hiva, l’île la plus au Nord et la capitale de l’archipel des Marquises est à une distance de 1000 km en droite ligne de Fakarava.
Le Rigault de Genouilly met entre deux jours et trois jours pour parcourir cette route.
Nuku Hiva est d’une superficie de 387 km2 et culmine à 1224m.

La baie de Nuku Hiva dans laquelle le Rigault de Genouilly a mouillé, est en forme de fer à cheval. On y accède depuis la mer par une passe étroite flanquée de chaque côté par deux petits îlots. Une fois à l’intérieur, les falaises, de chaque côté, s’éloignent progressivement en formant un grand demi-cercle.

Devant l’aviso, s’étend la plage de sable blanc étincelant. Derrière la plage, sur des terrains s’élevant progressivement, est bâti le village de Taiohae, principal village de l’île de Nuku Hiva.

Plus loin, les volcans délimitent le territoire des Taïpis. Melville a appelé Nuku Hiva « Typee » que l’on traduit par Taïpi en français. Ce mot désignait à la fois l’île et ses habitants.
Au Sud, l’océan se révèle entre les falaises.

De tous les côtés, des ruisseaux dévalent des montagnes, se dispersent dans les vallées.
A la fin de la guerre anglo-américaine, en 1812, un Américain tente de prendre possession de l’île au nom des USA. Mais il se heurte à l’opposition féroce des Taïpi.

Herman Melville a raconté son séjour forcé, mais très agréable, chez les Taïpi de Nuku Hiva.
Arrivé en juin 1842 après sa désertion d’un baleinier, Melville était considéré comme tabou et rien ne lui était refusé, pas même la plus belle fille de la tribu. Les Taïpi étaient installés en haut de la vallée et non au village actuel. Le séjour se passait très bien jusqu’à ce que le sorcier n’insiste pour lui tatouer la figure, ce que Melville refuse absolument et qui l’incite à s’échapper.

Quand un autre baleinier relâcha à l’entrée de la baie, les hommes descendirent la vallée.
Melville était de la partie, mais bien gardé.

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Guerrier Taïpi de Nuku Hiva. Wikipedia commons.

Le capitaine du baleinier avait appris qu’un marin était prisonnier de la tribu et il espérait l’avoir dans son équipage. Le bateau était à l’ancre devant une sentinelle. Une chaloupe avec plusieurs rameurs s’approche du groupe des indigènes assis au pied de la montagne et la discussion s’engage avec exposition de la camelote proposée en échange de Melville. Sur un signe approbatif du chef, Melville abandonne sa vahiné en pleurs, saute dans la chaloupe qui s’éloigne. Les autres Taïpis ne sont pas d’accord et ils sautent à l’eau et s’accrochent sur un côté de la chaloupe pour la renverser.

Les matelots sortent leur coutelas et coupent les mains. Sur ce, les Taïpis courent le long de la baie, arrivent à une “sentinelle“ (rochers fermant la baie) et se jettent à l’eau. Ce sont d’excellents nageurs qui se mettent en cercle autour de la chaloupe, comptent bien la faire chavirer. Les matelots ne les laissent pas approcher, les rames tapent sur les têtes. Le capitaine profite d’un coup de vent favorable pour récupérer son monde, y compris Melville.

Melville n’est pas revenu à Nuku Hiva mais ses pêches à la baleine lui ont offert d’autres aventures, pour nourrir son imagination et nous laisser un chef d’œuvre « Moby Dick ».


En 1863 une épidémie de variole fit mourir environ 1000 personnes.
En 1940 Taiohae devient la capitale des îles Marquises.
C’est le centre administratif, justifiant la visite du Rigault de Genouilly.

Ua Huka baie de Vaipae : 31 août /31 août

Les îles sont rapprochées, le 31 août le Rigault de Genouilly visite deux îles : Ua Huka et Ua-Pou. Les trois iles, Ua-Uka, Ua-Pou et Nuku-Hiva forment un triangle et sont comprises entre les parallèles 8°38’ et 9°32’ de latitude sud et entre 139°20’et 140° 10’ de longitude à l’ouest du méridien de Greenwich.

Ua Huka est la plus petite mais aussi la moins élevée, 884 m. Elle n’accroche pas les nuages et le sol est aride. Elle s’étend sur 14 km de long et sur 8 km de large. Battue par les vents, elle rappelle les paysages de Rapa Nui, l’île de Paques. L’île est en forme de croissant ouvert vers le Sud.

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Carte Hua Huka. Missions catholiques Mélanésie et Micronésie. Wikipedia Commons.

Elle abrite des chevaux sauvages et est riche en sites archéologiques.
La baie de Vaipae est surnommée la Baie Invisible, car les navigateurs ne la découvrent qu’en passant dans son axe (NE-SO), l’entrée étroite (200 m) et sa forme recourbée empêche d’en voir le fond depuis le large.

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Panorama d’Ua Pou. Wikipedia Commons.

La géographie de l’île est caractérisée par la présence de quatre grandes colonnes basaltiques qui dominent les montagnes alentour.

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Les quatre colonnes d’Ua Pou. Wikipedia commons.

Ua-Pou fait partie de l’archipel des Marquises. Ce sont des îles volcaniques issues d’un « point chaud » Cet archipel est orienté du Sud-Est au Nord-Ouest. (Pour l’explication de « point chaud », voir Vers les îles australes.)

Ua Pou a été plus peuplée que les autres îles des Marquises.
Les Marquises ont été dépeuplées par les épidémies transmises par les navigateurs. En particulier ceux-ci ont apporté la variole, redoutable et le plus souvent mortelle. A leur arrivée à Ua Pou, les missionnaires catholiques ont pris des mesures drastiques : dès l’apparition d’une voile, tous les indigènes devaient s’enfermer dans les églises et n’en sortir qu’après le départ des bateaux.

En 1595 l’Espagnol Alvaro-de-Mendaña les appela : « las Marquesas de Mendoza » en hommage à l’épouse du vice-roi du Pérou, marquis de Cañete. Alvaro montra ainsi sa gratitude pour l’aide qu’il reçut en préparant son expédition. Le nom, francisé, est resté.
Les Marquises sont l’archipel le plus isolé au monde.

En débarquant à Ua-Pou, l’on est saisi devant le spectacle extraordinaire des quatre pitons de basalte dominant les montagnes alentour. Le plus haut, le mont Oave culmine à 1230 mètres.

Ua Pou est une commune de la Polynésie française, le chef-lieu est Hakahau. La superficie de l’île est de 106 km2. Les fruits, les légumes, poussent à profusion. Le coprah est une ressource intéressante.

Le Rigault de Genouilly a mouillé dans la baie de Vaiehu le 31 août 1937. Dix mètres de fond et la protection des montagnes tout autour. Moron se méfiait toujours d’un coup de torchon. Il arrivait le matin et repartait le soir pour rejoindre la haute mer.
En dehors de la saison de chasse à la baleine, les baleiniers se retrouvaient aux Marquises où les équipages pouvaient se reposer.

Hiva Oa Baie d’Atuona : 2 Septembre/3 Septembre

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Livre des Ports et Rades Septembre 1937.
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Carte Hiva Oa et Tahuata. Missions catholiques Mélanésie et Micronésie. Wikipedia Commons.

C’est à cet endroit que le lieutenant Viellard a trouvé un tiki qu’il a remis au commandant Moron. Tiki que nous admirions au Souleillal. Le Rigault de Genouilly est resté en rade devant Atuona les 2 et 3 septembre 1937, en même temps que Thor Heyerdhal était dans les Marquises.

Un tiki est une représentation humaine sculptée dans une roche. On les trouve beaucoup, de toutes les tailles dans l’île de Nuku Hiva. Il en reste très peu, à moitié enterrés ou pris entre les racines des arbres. Quand les missionnaires sont arrivés, voyant ces statues ils ont pensé que c’étaient des idoles des insulaires. Ils ont donné l’ordre de les casser et de jeter les morceaux à la mer. Ne sont restées que celles inaccessibles en haut des montagnes ou dans la forêt.

En haut d’une montagne se trouvaient deux énormes tikis. Un insulaire pensa se les approprier et les installer devant sa maison en bas de la vallée. Mais au lieu de glisser dans la pente, le tiki bascula, explosa en mille morceaux et manqua tuer un indigène. Le deuxième est resté à sa place, narguant ceux qui voudraient le déloger de son piédestal.

Comme le note le commandant, dans la commune d’Atuona se trouve la tombe de Gauguin.

Gauguin a fui la France pour tenter de trouver en Océanie de nouvelles couleurs et de nouveaux modèles. Déçu par la vie à Tahiti et ses « petits fonctionnaires ignares » il fuit encore plus loin aux Marquises, l’archipel le plus éloigné du monde. La goélette l’amène à l’île d’Hiva Oa.

L’île d’Hiva Oa est petite, quarante kilomètres sur vingt. Le village, en plus de quelques cases et magasins, comprend la gendarmerie avec le brigadier Charpillet, le temple protestant et l’église de la mission catholique, l’école des frères et l’école des sœurs, dont le cimetière s’étend au nord sur un éperon rocheux où la congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, dite de Picpus, a érigé une grande croix blanche.

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Gauguin autoportrait au Christ jaune 1899 Paris Musée d’Orsay Wikipedia commons.

Dans le village d’Atuona, Gauguin veut se faire construire une case. Le brigadier le prévient qu’il doit obligatoirement passer par l’Église. Les prêtres ont affirmé aux indigènes que s’ils donnaient leurs terres à l’Église (moyennant un prix dérisoire), ils seraient remboursés au centuple au Paradis.

Gauguin a repéré un terrain au centre du village et le brigadier lui dit qu’il ne pourra l’acheter sans l’accord du propriétaire, Monseigneur Martin, nonce apostolique, représentant du pape pour les Marquises. Gauguin rappelle discrètement qu’il a polémiqué à Tahiti contre les protestants. Il se fait offrir un dictionnaire de la langue marquisienne, œuvre de la mission.

Gauguin ne manque pas une messe. Avec le brigadier, ils ont leur place réservée. Gauguin est très incommodé par les odeurs que dégagent les femmes, musc et patchouli de mauvaise qualité.
En attendant son terrain, Gauguin prend ses repas et loge chez le chinois, boulanger-restaurateur.

Quand Gauguin se présente chez l’évêque, celui-ci ne peut rien refuser à un si bon paroissien.
Un demi-hectare de broussailles pour six cent cinquante francs. Les actes de vente signés chez le notaire, Monseigneur Martin ne verra plus à la messe son drôle de paroissien.

Le peintre a reçu pas mal d’argent de la vente de ses tableaux. Il fait venir de Tahiti des planches bouvetées et entreprend la construction de sa case, selon ses plans, avec l’aide de ses voisins indigènes. Ceux-ci refusent d’être payés en espèces. Ils le sont en nature, descendant des litres de rhum dont Gauguin possède une grosse réserve. Le terrain s’étale en longueur vers la mer, sans récifs de corail, simplement de gros galets noirs roulés par le ressac. A côté de la future maison poussent des arbres à pain, des hibiscus, des bananiers, des cocotiers et des légumes.

Malgré les douleurs de sa jambe droite, avec une plaie qui ne guérit pas, recouverte de mouches vertes, malgré des crachats de sang, et des douleurs d’estomac provoquées par l’arsenic ingurgité lors d’une tentative de suicide à Tahiti, Gauguin est plein d’allant. Il écrit à ses amis que les Marquises ont un effet bienfaisant sur lui, davantage qu’il ne pensait. Les indigènes, méfiants envers les Européens, ont été tout de suite conquis par sa gentillesse naturelle, par les petits cadeaux qu’il ne manque pas de leur faire : gâteaux, thé, alcool. Il a une provision de dix-neuf bouteilles de rhum dont la vente est interdite aux Marquisiens.

Ceux-ci se rattrapent en se saoulant avec du jus de coco ou des oranges fermentés, mais rien ne vaut le rhum. Son plus proche voisin, Tioka le charpentier, devient le grand ami de Gauguin, ils échangent leur nom suivant la coutume, et Tioka déclare Paul : tabou. Tioka lui confie qu’il a été condamné pour anthropophagie et vante les délices de la chair humaine : « Que c’est bon ! »

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Reconstitution maison de Gauguin à Atuona Wikipedia commons.

Revenons-en à la construction de la maison qui s’édifie rapidement. Le sol est imprégné d’eau, la case sera sur des pilotis de deux mètres cinquante. D’après les plans du peintre la maison mesurera 12 mètre de long sur 5 de large. Au rez-de-chaussée, la cuisine, la salle à manger, un petit atelier de sculpture et un débarras pour les provisions. Un escalier extérieur donne accès à l’étage et limitera l’entrée de toutes les bestioles tropicales, surtout les mille-pattes géants. Il donne sur la chambre à coucher et le grand atelier. Le toit sera composé de feuilles de cocotier tressées. Des bambous bien serrés formeront les parois de l’étage.

La porte d’entrée sera surmontée d’un fronton portant l’inscription provocatrice : "Maison du Jouir". Gauguin sculpte, peint des marquisiennes nues. Les côtés de son lit sont sculptés de scènes érotiques. Sur un panneau de bois, il sculpte « Soyez amoureuses, vous serez heureuses. », sur un autre « Soyez mystérieuses ».

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« Soyez mystérieuses » Musée d’Orsay.

Partout sont sculptés ou peintes, ou les deux, des femmes nues, les photos érotiques achetées à Port-Saïd sont affichées. Et tout ceci sur l’ancienne propriété de l’évêché ! Aucun doute sur le paganisme du propriétaire.
Le peintre a pétrit dans l’argile une statuette et devant elle une planche dessinée de divers animaux avec l’inscription : Dieux.

La vie est belle, Paul écrit à ses amis de France que les modèles sont magnifiques, les femmes ont une peau dorée et douce et de grands yeux. Les hommes sont robustes et les paysages à couper le souffle.
Tant qu’il a de l’argent, il en profite et embauche deux domestiques, le neveu de Tioka sera le cuisinier. Mais Paul n’aime pas la cuisine indigène, il préfère les conserves et commande des quantités de boites de bœuf, d’asperges, de petits pois, de tripes, de sardines à l’huile etc. Mais il achète de la volaille et des cochons de lait à ses voisins qui lui font cadeau de fruits, d’œufs, de poissons. Paul ne manque pas de les remercier d’un verre de rhum.

Malheureusement ses jambes, surtout la droite, sont dans un état pitoyable. Parfois le soir, quand il n’est pas trop fatigué, il se traîne, appuyé sur une de ses cannes sculptées, sur le chemin qui le mène en haut de la falaise. De là, il domine la baie des Traîtres. Devant lui l’océan avec, à droite, l’île de Tahuata, en face Motane, l’île morte, et très loin au sud, Fatu-Hiva. Derrière lui des palmiers soupirent dans le vent et des petites cascades chantent d’une voix claire.

Il écrit : « Nous avons épuisé ce que la parole peut dire, et nous demeurons en silence. Je regarde les fleurs, immobiles comme nous. J’écoute les grands oiseaux suspendus dans l’espace, et je comprends la grande vérité. »

Un soir, Gauguin assis regardait le crépuscule. Soudain il voit sortir des broussailles une créature qui se rapproche de lui. Dans la pénombre il distingue un corps difforme, desséché, tatoué. Gauguin saisit le bâton avec lequel ce fantôme se guide, une femme nue, portant un collier de fleurs. Une main glaciale le touche, saisit son sexe et le palpe. Pupa (Européen) s’écrie-t-elle en s’engouffrant dans le bois.

Le lendemain on expliquera à Gauguin qu’il s’agit d’une vieille infirme aveugle qui se nourrit de détritus. Cette apparition a bouleversé Gauguin pour longtemps. Il sent la main froide de l’aveugle nue au collier de fleurs qui l’inspirera pour son tableau « L’apparition ».

Gauguin a repris les pinceaux, il est en pleine forme, les toiles partent à Paris et pour le moment l’argent ne manque pas. Ce qu’il voit autour de lui, les hommes, les femmes, la lumière des Marquises, tout cela se retrouve dans ses tableaux. Il se sent tellement en forme qu’il enlève à l’école de Sœurs Marie-Rose, 14 ans. Elle devient sa vahiné et il lui achète une machine à coudre et trente mètres de tissu. Elles sont nombreuses les femmes qui viennent passer une heure comme modèle ou comme maîtresse. D’autres viennent avec leur tané pour boire un coup de rhum. La Maison du Jouir est ouverte à tous, sauf aux Européens.

Le brigadier offre à son ami l’artiste la présidence du comité des fêtes du 14 Juillet Gauguin arbitre le concours de chants. Les élèves marquisiens des frères et des sœurs de Picpus ont chanté l’Hymne à Jeanne d’Arc et pour cela ont le premier prix exæquo avec les élèves du jeune pasteur protestant qui ont chanté la Marseillaise. Rien pour la mission catholique.

Du coup, le nonce apostolique interdit à ses ouailles, surtout les filles, de fréquenter Gauguin et de se baigner toutes nues. Pourtant une jeune marquisienne, Thérèse, est la gouvernante et la maîtresse de l’évêque. Deux ans plus tôt, à l’église d’Atuona, la grand-messe de Pâques fut troublée pendant que Mgr Martin célébrait l’office. Une autre petite Marquisienne, fraîchement sortie de l’école des sœurs, la gouvernante en second, Henriette, interpelle Thérèse, à voix haute : « C’est parce que tu couches plus souvent que moi avec l’évêque qu’il t’a donné une robe de soie alors que moi je n’ai eu qu’une robe de cotonnade. »

Cette histoire amuse Gauguin, qui se procure deux beaux morceaux de bois de rose. Il sculpte l’un pour créer un diable avec de belles cornes. C’est « Père Paillard ». L’autre est une fille aux cheveux fleuris : « Thérèse ». Il met les statues de chaque côté de l’escalier.
Indigènes et Européens viennent contempler le travail et s’amusent follement.

Tant qu’il y était, Gauguin ne trouve rien de mieux que d’enlever Henriette de l’évêché et de l’installer chez lui, dans la Maison du Jouir. Elle remplacera Marie-Rose, partie dans son village accoucher en famille.

Avec le printemps, Gauguin se porte très mal, ses jambes sont douloureuses, il marche avec de grandes difficultés. Les hémoptysies sont fréquentes et le fatiguent, il n’a plus le moral. Il peint très peu, le marchand de tableaux ne lui envoie pas de chèques ni même de ses nouvelles.
Ses amis l’oublient.

Il se dévoue à défendre les marquisiens contre le gendarme et la mission catholique. Le gendarme distribue des procès-verbaux pour un rien à des indigènes qui ne peuvent pas les payer. Sans état d’âme, il prend le tiers de l’argent récolté pour lui. Le gendarme est aussi adjoint de l’administration, huissier, c’est lui le patron dans son territoire. Gauguin a reçu un procès-verbal pour ne pas avoir une lanterne à sa charrette alors qu’il n’y a pas de route. Gauguin défend ardemment ses amis, écrit aux autorités pour signaler les abus de pouvoir. Il apprend leurs droits aux habitants d’Atuona. Il fait campagne contre les impôts qui ne sont pas gros, 10 francs, mais sont appliqués à des familles démunies. Les contribuables répondent au gendarme qu’ils paieront les impôts quand Koké (ainsi appellent-ils Gauguin) aura réglé les siens.

L’administration et la mission catholique font bon ménage, elles ont le même but, la tranquillité et la soumission. L’artiste fait campagne contre la mission et les effectifs scolaires baissent sérieusement, et de même les subventions de la France. Le gendarme Claverie va prévenir un jeune administrateur stagiaire. Celui-ci lui indique qu’un récent décret interdit de poursuivre les parents qui n’envoient pas leurs enfants à une institution religieuse, si celle-ci se trouve à plus de quatre kilomètres. « Vous imaginez ce que vous risquez en poursuivant pour un délit qui n’existe pas ? »

Et pourtant c’est arrivé à Gauguin qui a été condamné par le tribunal à trois mois de prison et cinq cents francs d’amende. Tous les éléments étaient inventés pour démolir l’empêcheur de tourner en rond. Gauguin n’a pu se défendre car il n’a pas eu le temps de prendre un avocat.

Comme par hasard il n’avait pas un sou. Lettres enflammées à ses amis, en expliquant ce qu’il s’était passé. Un ami remet les documents au ministre des Colonies qui lance une enquête sérieuse. Il en conclut que Gauguin a raison, les sanctions tombent, le jugement est cassé et l’honneur de Gauguin est rétabli. Entre temps Paul Gauguin est mort.

Tioka le trouve mort dans son lit et il fait prévenir le pasteur protestant. Quand il arrive, il trouve, dans la chambre du mort, l’évêque et des frères. Le pasteur parlant d’enterrement civil, Mgr Martin rétorque : Il est baptisé, il appartient à l’Église, la cérémonie aura lieu demain à 14 heures. Quand le pasteur revient le lendemain, la maison est vide, les obsèques ont été avancées.

Le pasteur Vernier fait le tour de la Maison du Jouir, il constate que des sculptures, des toiles, ont disparues. La malle en bois de camphrier a été vidée des centaines de dessins, des fameuses estampes japonaises qu’elle contenait. Les frères de la mission sont restés seuls dans la Maison du Jouir, ils ont fait le ménage.

Les funérailles se tiennent à l’église d’Atuona. Tioka taille un bloc de basalte et inscrit le nom et la date du décès. Tioka est malheureux, Kokè son grand ami ne sera plus là pour les défendre et pour bavarder devant un verre de rhum.

Faut-il brûler les œuvres de Gauguin, les sortir des musées dans un élan de révisionnisme anachronique ?

Oui ! a répondu Mgr Martin, qui ne pouvait supporter, ni le peintre, ni les œuvres. Il interdisait aux jeunes filles de se rendre dans la maison de Gauguin. Suivant les commandements de l’Église : « L’œuvre de la chair ne commettra, qu’en mariage seulement ».

Quand les missionnaires sont arrivés dans les îles du Pacifique, les indigènes étaient nus, ou presque, avec un simple paréo. Les missionnaires ont commencé par les habiller. « Cachez ce sein que je ne saurais voir, » alors que les indigènes ne voyaient aucun mal à cela. Des prêtres prenaient femme et personne ne trouvait rien à redire.

Revenons-en à Mgr Martin, il avait deux maîtresses très jeunes. Sous un climat tropical la puberté est précoce et les relations amoureuses sont aussi très précoces. Dans le district de Gauguin, aux Marquises, avant d’avoir leurs règles, les filles se faisaient déflorer par plusieurs hommes l’un après l’autre. C’était une grande fête. La fille était fière d’avoir eu le plus grand nombre d’amoureux à la fois. Les filles d’Atuona entraient sans y être invitées dans le lit de Gauguin. Lisez dans la Gazette mon article sur la jeunesse de la reine Pomaré.

Lors du premier voyage de Gauguin à Tahiti, ses voisins ne comprenaient pas qu’il n’ait pas de femme, « On ne peut pas vivre sans une vahiné. »
Puis, une femme entre dans sa case et lui demande s’il a une vahiné. Non répond Gauguin. - Alors je vais t’en donner une. Elle est très belle, elle a treize ans, c’est ma fille, tu la verras demain. Gauguin, surpris et gêné, ne savait quoi dire devant la très belle Pahura. Et cette fille a voulu rester, Gauguin lui plaisait. Elle fut un splendide modèle. Après quelques jours, Pahura demanda la permission d’aller chez ses parents, elle y resta un peu et revint retrouver son homme.

Alors les censeurs, renseignez-vous sur les mœurs locales. Et combien de rois de France ou d’Angleterre se sont-ils mariés avec des jeunettes !
Et vous, censeurs qui critiquaient si facilement, n’avez-vous rien à vous reprocher ? Je méfie des puritains et des tartuffes, ils lancent des jugements, des affirmations péremptoires qui, après quelques, jours, deviennent des vérités absolues et entraînent des réactions plus ou moins dangereuses. Méfiez-vous des puritains, ils ont été les pourvoyeurs des bûchers de l’Inquisition.

Il suffisait d’un mot pour faire griller vif une pauvre femme, après l’avoir fait avouer sous la torture, avec son jeune enfant qui avait prononcé ces mots « Ma maman est une sorcière. »

Mrg Martin, je ne lâche pas ce fornicateur. Il s’est permis d’enterrer Gauguin dans son cimetière, malgré les idées du peintre. Il a raconté des histoires au pasteur protestant, pour que les frères de la mission restent seuls dans la maison de Gauguin et puissent s’emparer de centaines de dessins. Qu’en ont-ils fait ? Brûlés certainement. Personne ne leur a demandé des comptes. C’est un scandale. Aujourd’hui la Justice demande des explications aux évêques. Lui, évêque et représentant du pape pour les Marquises, s’est permis, tout seul, de faire disparaître de très nombreux documents, sans égards pour des millions d’amateurs d’art.
Évêque Martin : Voleur !

Avant de connaître la vie de Gauguin, je trouvais admirables ses toiles. Après m’être plongé dans sa biographie, je les admire avec tendresse, en pensant à tous ses malheurs, sa détresse pécuniaire, ses attentes de la correspondance de France. Quant à ses maladies, je ne le juge pas, je ne me moque pas de lui, je suis médecin et je compatis. Il avait les maladies de tout le monde à cette époque et sans traitement. Je me suis installé à Belvès en 1953, en pleine épidémie de poliomyélite mais avec le vaccin qui venait d’arriver, et que personne n’osait me refuser. Ma proche voisine était tuberculeuse, crachait, toussait et moi qui, tout jeune, jouait entre ses jambes, j’ai attrapé la tuberculose comme Gauguin.

L’antibiotique contre la tuberculose est arrivé quand j’étais en cinquième année de médecine et le patron était ému en nous l’annonçant. Pareil pour la syphilis. Paul Gauguin avait des maladies incurables, terribles, et dont il souffrait sans cesse. Un pauvre malade qui ne se reposait jamais, qui trouvait son inspiration, son génie avec la lumière des îles et la contemplation de ses amis les indigènes, des sauvages comme lui.

Bibliographie :

  • Taïpi par Herman Melville (première parution en anglais 1846).
  • La vie de Gauguin par Henri Perruchot. Édition Hachette 1961.

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6 Messages

  • Des Touamotous aux Marquises 17 février 2023 07:55, par Christophe CANIVET

    Concernant Nuka-Hiva, l’épidémie de 1863 n’est qu’un phénomène tardif sur un terreau fertile, une vingtaine d’années après l’annexion des Marquises. Depuis l’arrivée des Français, la population locale n’avait cessé de baisser :
    "En trois ans et demi, de mars 1853 à novembre 1856, j’ai vu, dans la baie de Taio Haë, à Nukahiva, le nombre des indigènes réduit en chiffres ronds de 400 à 250, sans qu’on constatât plus de cinq ou six naissances. Certaines vallées de l’île, où il y avait encore quelques habitants dans les premiers temps de mon séjour, n’en avaient plus un seul à la fin : tous étaient morts !" (La dépopulation aux Îles Marquises / Henri Jouan - Mémoires de la Société nationale des sciences naturelles et mathématiques de Cherbourg (1889) pp. 189 s.).
    Rappelons que les Français étaient plus particulièrement installés dans la baie, siège d’une des premières tentatives de déportation hors de métropole en 1850. Elle ne concernait que trois déportés et leurs familles mais elle impliquait toute une garnison pour les surveiller outre une corvette en station. Au delà de ce coût de surveillance bien trop élevé, l’étroitesse des îles ne permettait pas d’espérer d’y utiliser un grand nombre d’individus. D’où l’ouverture ensuite des bagnes de Guyane et d’Algérie pour remplacer les bagnes métropolitains et la fermeture du fort de Tiaohae dès 1854.
    Un marin saint-lois avait d’ailleurs participé à l’érection du fort en 1842, simple caserne entourée de fossés remplis d’eau, où fut transporté tout un arsenal : cinq canons, deux obusiers, deux cents fusils, une caronade et autres armes nécessaires (voir Le Moniteur Universel 11/01/1843 répercutant le Journal de Caen ; il a été impossible de retrouver le reste de cette lettre, la collection du Journal de Caen des AD du Calvados étant malheureusement incomplète ; voir aussi Les derniers sauvages / Max Radiguet, secrétaire de l’amiral DUPETIT-THOUARS durant cette expédition).

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  • Des Touamotous aux Marquises 17 février 2023 20:43, par Annick H.

    Un petit mot du Texas pour vous féliciter pour ce 10e article de la saga de l’amiral Moron ; peut-être le meilleur article de cette série, très fouillé et passionnant à lire. Voici encore de bonnes leçons d’histoire, géographie, ethnographie et même d’art et de littérature.
    Est-ce que j’ose dire "Amen" à ce que vous avez à dire sur la religion et ses sbires ? Habitant dans un Etat ultra-conservatif je suis confrontée aux mêmes hypocrisies de la part de ceux qui se disent "religieux" mais qui n’ont qu’un but celui d’imposer leur vue étroite sur le reste de la population et qui sont moralement en faillite (morally bankrupt). Rien ne change !

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  • Des Touamotous aux Marquises 18 février 2023 14:36, par DOMINIQUE MONTAZ

    Une vraie catastrophe ces missionnaires ! Partout où ils sont passés ils ont détruit les traditions locales. Dans les Marquises, heureusement quelques indigènes se battent pour retrouver le langage initial, (qui avait été interdit. De quel droit !) les danses et les coutumes. Sans racines on ne peut pas se projeter dans le futur. Que de mal fait au nom des religions.

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    • Les missionnaires 19 février 2023 10:44, par Michel Carcenac

      Merci Dominique, je vois que vous êtes bien d’accord avec moi.
      Avez-vous lu mes autres articles, en particulier sur la théocratie des Gambier (dans "Vers les îles australes...").
      Le Commandant Moron, anticlérical m’en a souvent parlé avec colère.
      Cordialement
      Michel Carcenac

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  • Des Touamotous aux Marquises 19 février 2023 11:15, par Michel Carcenac

    Chère Annick, dans toute guerre, cherchez le pétrole ou la religion. Quand il y a les

    deux...les exemples ne manque pas de nos jours.
    Nous avons avec Hélène commencé par le Pacifique ... en oubliant la Chine.
    Il y aurait aussi la mer Rouge avec la visite chez le Négus d’ou Moron a rapporté une pièce d’or offerte par l’empereur.
    Et puis il y aura le torpillage du Rigaud en 1944 par un sous-marin britannique nommé... PANDORA !!! ça ne s’invente pas.

    Vous voyez, je n’ai pas le droit de mourir.

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