30 Mars :
On me réveille à 4 h 45. Je ne sais pas très bien où je suis, mais je me sens moulu. Je monte faire appareiller le bateau. Beau temps ; faible brise du nord.
Dans la matinée, il nous arrive coup sur coup quatre chiffrés, de Beyrouth, du Teste et de Paris.
Paris donne l’ordre à l’Amiral d’envoyer l’Ypres immédiatement à Djibouti. Le Teste donne son itinéraire qui le fait passer à Suez exactement quand l’Amiral sera au Sinaï ; Beyrouth nous dit que tout est prêt pour l’embarquement sur le Teste, qui doit avec les avions, prendre une compagnie de sénégalais.
Nous cherchons le moyen de crocher le Teste, soit à Tor, soit entre Suez et Tor.
La brise de mer qui nous suit depuis ce matin tombe complètement au voisinage de Tiran. Nous passons le détroit à 16 heures.
Fait exercice d’évolutions aussitôt sorti. Aussitôt après, les deux bâtiments stoppent et le Commandant du Vimy vient à bord. L’Amiral lui remet des instructions pour l’Ypres qui doit quitter Beyrouth dans l’après-midi et lui donne l’ordre de faire route au jour demain pour Suez où il rencontrera l’Ypres.
Paris, craignant probablement que nous n’exécutions pas les ordres confirme son ordre d’envoyer l’Ypres à Djibouti. Le Teste arrive à Beyrouth à 15 heures.
Remis en route sur Khadevan. Ciel voilé vers l’horizon, rafales de vent du sud. Croisé dans la nuit le « d’Artagnan » et le « Massawa ».
Reçu l’avis du départ de l’Ypres à 18 heures.
- L’Aviso Dunkerque construit en 1920, affecté à la Division Navale du Levant en 1932, rebaptisé l’Ypres en juin 1932. D’après l’excellent site www.postenavalemilitaire.com
31 Mars :
Réveillé à 5 heures. Nous sommes un peu en avance, mais comme on voit la terre, je fais augmenter de vitesse pour arriver au mouillage le plus tôt possible. Donné liberté de manœuvre au Vimy. Mouillé à 6 heures dans l’Est du récif Gordon.
Paysage habituel de la Mer Rouge : ligne de montagnes dans le fond et plaine désertique entre elles et la mer. Quelques maisons à l’européenne le long du rivage, les installations du lazaret et les appontements, quelques palmiers.
- Tor, du mouillage. 31 Mars 33
Il fait beau, mais lourd, légère houle de sud.
A huit heures, l’Amiral, Marliave, Badens, Rabaud et deux midships quittent le bord pour monter au Sinaï.
La brise de nord se lève dans la matinée et souffle fraîche jusqu’au soir. Je reçois la nouvelle de l’arrivée du Vimy à Suez à 15 h 45 et celle de l’arrivée de l’Ypres à Port Saïd à 14h. L’Ypres a une avarie de servo-moteur qu’il doit réparer avant de partir.
Je prépare du courrier pour le Teste que nous devons rencontrer après-demain matin.
1 avril :
Ciel clair, brise du nord fraîche dès huit heures. Nous embardons beaucoup sous la brise.
A midi, un khédivial vient mouiller. Il est aménagé pour des pèlerins, mais on voit peu de monde sur son pont. Il appareille d’ailleurs à 2 h. La brise est très fraîche.
Le Teste, parti de Beyrouth à 9 h seulement hier soir, nous a télégraphié qu’il nous trouverait à Tor demain matin. J’en doute. J’attends l’arrivée de l’Amiral pour lui demander d’appareiller aussitôt et d’aller au rendez-vous d’Abu Zeinima ou de Mersa Thlemen, suivant le vent. Cela nous permettrait peut-être d’arriver à Suez demain soir à la nuit. J’en ai assez de ce mouillage de Tor.
L’Amiral rentre à bord vers 7 h du soir. Nous sommes prêts à appareiller. A 7 h 30 nous passons par le chenal nord et mettons en route vers Abu Zeinima. La brise de NW est fraîche, mais il y a très peu de mer.
Nous essayons en vain toute la nuit d’atteindre le Teste pour lui fixer le rendez-vous. L’Ypres signale son passage à Ismaïlia, puis son transit vers Suez.
2 Avril :
Au petit jour, nous sommes à 5 milles de Abu Z ; mais comme nous venons de recevoir un télégramme incomplet d’où il ressort qu’il ne sera à Suez qu’entre 6 h et 8 h 30, l’Amiral décide de choisir le mouillage côte d’Asie à l’entrée du Mersa Thlemel au sud du phare du cap Zafarina. Cela déroutera moins le Teste et nous fera gagner une heure vers Suez. Nous passons au Teste le nouveau rendez-vous. L’Ypres est à Suez à 8 h.
Je décide l’Amiral à faire venir l’Ypres à Mersa Thlemel. Il sera beaucoup plus facile de lui donner de vive-voix des instructions pour la recherche de passages transversaux dans le Banc des Farisan que l’Amiral compte lui faire faire sur sa route de retour de Djibouti à Beyrouth.
A 10 h nous mouillons à l’intérieur des récifs de Mersa Thlemel.
Au bord de l’eau, un wharf en piquets ; à gauche une vague caserne et deux poteaux d’alignement. Quelques tombes blanches, trois ou quatre chameaux accroupis. En arrière une bande de désert, derrière une barrière de collines brulées. Le vent de NW a fraîchi, comme d’habitude avec le soleil. Nous signalons au consul de Suez que nous acceptons son invitation à dîner pour ce soir, mais je ne sais pas très bien à quelle heure nous nous mettrons à table, parce que nous ne pouvons pas être à Suez avant 9 h ce soir.
Pendant le déjeuner, on nous signale presque simultanément le Teste et l’Ypres. Le Teste approche le premier du mouillage, mais hésite devant le récif et mouille au-delà. L’Ypres vient à 400 m de nous.
L’Amiral signale au Teste de se rapprocher de nous, ce que celui-ci fait ; mais ce cafouillage fait perdre au moins une heure.
- Le Commandant Teste est un transport d’hydravions français. Le navire rallie Beyrouth le 30/31 mars où il embarque du matériel. L’aviso Ypres (ex Dunkerque) l’a précédé dans ce port, d’où il est parti le 30 mars et se dirige vers Djibouti la destination réelle du Commandant Teste. Wikipedia signale aussi le passage antérieur de la Diana et du Vimy à Djibouti.
Cisllier et Favier viennent à bord. L’Amiral leur passe les consignes. L’Ypres part le premier. L’horrible Teste – comment a-t-on pu construire un bateau aussi laid – nous laisse passer devant lui. Nous lui souhaitons bon voyage et nous piquons sur Suez. Peut-être arriverons nous tout de même vers 9 heures. Comme nous n’avons pas pu passer au consul de Suez le télégramme annonçant que nous acceptons son dîner, le pauvre type doit se demander à quoi s’en tenir.
La brise de NW mollit et les moutons ont disparus sur la mer. La Diana file de toute la vitesse de ses jambes pour arriver là-haut au fond du cul-de-sac le plus vite possible. Nous longeons la côte d’Afrique.
Je ne me lasse pas d’admirer ces côtes du golfe, désertiques et brûlées, mais animés de couleurs comme on n’en voit nulle part ailleurs.
Le jour baisse et je regarde avec un peu de mélancolie ces paysages de mer Rouge que je ne reverrai peut-être plus jamais et qui m’ont donné de si belles sensations.
J’ai convaincu l’Amiral de dîner à 7 heures, quitte à redîner à 10 heures à terre, mais il vaut mieux avoir mangé.
A peine sommes-nous à table d’ailleurs qu’on nous apporte un télégramme : Feir a transformé son dîner en déjeuner demain.
Je monte sur la passerelle après le dîner ; le vent de NW souffle avec grande violence et nous jette dans les yeux de la poussière de sable. Il fait très froid. A 8 heures nous passons le gros œil rouge de la roche Newport et à 9 heures nous sommes mouillés près d’un énorme tanker qui doit être très beau, mais dont on n’aperçoit qu’une vague silhouette et une cheminée qui parait jaune.
Deux embarcations, des petits remorqueurs accostent. Celui de la quarantaine est le long de la coupée et à son avant, trois jeunes femmes sont assises, assez élégantes et jolies, elles ne se rendent certainement pas compte où elles sont. Il fait très noir et elles sont éblouies par nos lumières - Où vont-elles. D’où viennent-elles ? - Bourdon monte à bord. L’aimable canal s’est ressaisi de nous.
Adieu mer Rouge
Suez, 3 avril 1933
Comment se présentait-il ?
Les dessins étaient presque tous au format 11/17 cm et en regardant le verso de celui-ci on se rend compte que les notes étaient prises sur le même carnet. Puis elles ont été recopiées au format 20/31cm ce dont je suis reconnaissante au Commandant, quoique son écriture reste très lisible même au format microscopique. Il a dû se relire plusieurs fois au cours des années car il ajoute des notes, réinscrit en gros certains noms. Les dessins ont été collés à l’emplacement correspondant du texte recopié. L’exemple que je donne correspond à un dessin décollé par le temps.
Le Commandant ne gaspillait pas le papier ! Une écriture si minuscule serait vraiment peu banale aujourd’hui, mais habituelle pour quelqu’un né en 1892.
Dans la page recopiée il inclut ses croquis qui donnent une esthétique de la page que je n’ai pas vraiment pu rendre, l’écriture à la main en étant partie intégrante. Le paquebot échoué mélangé à l’écriture en est un bon exemple (voir ci-dessous).
Souvent mon père Michel Carcenac a regretté de ne pas avoir posé des questions au Commandant quand c’était encore possible. Mais la recherche pour comprendre ce qui se passe dans les différents épisodes a été passionnante, plus qu’une réponse apportée d’emblée.
Mon père aurait été très heureux de voir ce dernier épisode publié. Je sais ce qu’il m’aurait dit sans me laisser souffler : « Et maintenant, on fait l’Islande ? Et le site sur Wikipédia consacré au Commandant ? C’est facile ils m’ont envoyé le mode d’emploi ! »
Hélène Carcenac